« Aucune instance ne juge les crimes économiques »

Le Tribunal permanent des peuples permet aux populations de qualifier des violations du droit à leur encontre.

Lena Bjurström  • 18 novembre 2015 abonné·es
« Aucune instance ne juge les crimes économiques »
Gianni Tognoni Secrétaire général du Tribunal permanent des peuples.
© ZAMAN/AFP

Le génocide des Arméniens, la catastrophe de Tchernobyl, les atteintes aux droits humains en Algérie dans les années 1990 ou encore les grands projets d’infrastructure en Europe [^2]… Depuis 1979, le Tribunal permanent des peuples a mené plus de quarante sessions d’instruction sur de multiples situations pour examiner et juger des cas de violation des droits fondamentaux des populations. Pour son secrétaire général, Gianni Tognoni, ces procès ont une vocation : lutter contre l’impunité et le silence qui entourent aujourd’hui plus particulièrement les crimes économiques.

Qu’est-ce que le Tribunal permanent des peuples ?

Gianni Tognoni : Le Tribunal permanent des peuples (TPP) a été fondé en 1979 par Lelio Basso, dans la continuité des tribunaux Russell. En tant que tribunal d’opinion, nous n’avons pas de pouvoir pénal. Les condamnations prononcées, strictement fondées sur les textes de droit, sont éthiques et politiques. Pour ce qui est du fonctionnement, notre secrétariat à Rome, au sein de la Fondation Basso, reçoit les plaintes, qui sont ensuite examinées pour s’assurer qu’elles entrent à la fois dans nos compétences et dans nos critères, c’est-à-dire que les requêtes sont bien indépendantes de tout pouvoir étatique ou commercial, et suffisamment documentées pour pouvoir être traduites en termes légaux. Si c’est le cas, le travail d’instruction commence, une investigation est menée sur le terrain, si possible, et les faits sont examinés au regard du droit international et national. Enfin, une ou plusieurs sessions publiques sont organisées pour le jugement à proprement parler. Nous disposons pour cela d’un panel de juges bénévoles : des personnalités reconnues au niveau international pour leur compétence et leur indépendance.

Quelle était la volonté des fondateurs du TPP ?

Nous posions la question de la légitimité du droit international tant que celui-ci ne pouvait pas être directement utilisé par les peuples, sans passer par les États. L’idée était de fournir un instrument à la société civile pour qu’elle puisse s’emparer du droit, qu’il ne soit pas uniquement un outil manié par les puissants. Et pour que les peuples puissent ainsi s’opposer à des situations de répression venant des États qui ne trouvaient pas de réponse au niveau international, en ne laissant pas le monopole de la qualification légale des faits aux États. Tout en maintenant sa vocation initiale, le TPP a évolué. Vers la fin des années 1980, nous avons pris conscience d’une forme d’impunité peut-être plus substantielle dans le cadre de ce qu’on a commencé à appeler les « crimes économiques », c’est-à-dire les violations des droits d’une population causées par des mesures imposées par des multinationales sur leurs salariés ou une politique économique menée par des organisations comme le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale. C’est l’idée selon laquelle on impose à des peuples des mesures économiques qui font débat, mais, surtout, dans lesquelles des intérêts privés sont impliqués. Nous nous sommes emparés de ces situations qui, aujourd’hui, constituent la majorité des dossiers d’impunité que nous traitons.

Pourquoi vous concentrer sur l’impunité des crimes économiques ?

Aujourd’hui, tout se passe comme si l’économie pouvait s’affranchir de l’obligation de respecter les droits humains, comme si elle était prioritaire sur ces droits. On a créé un cercle vicieux dans lequel ni les actions des firmes internationales ni celles des institutions telles que le FMI, ne peuvent être examinées ni jugées. D’une part, les institutions économiques internationales sont considérées comme non responsables de l’impact des mesures qu’elles imposent en échange de leurs prêts ; or, ces mesures peuvent atteindre les droits humains en matière d’accès à la santé, par exemple. D’autre part, il n’y a aucune obligation faite aux États de surveiller que les multinationales de leur pays respectent les droits humains dans tous les pays où elles travaillent et de juger les violations dont elles se seraient rendues coupables. Ainsi, une multinationale britannique responsable de violations des droits humains au Bangladesh n’est pas inquiétée dans son propre pays et bénéficie d’une impunité de fait. Avec la création de la Cour pénale internationale, on s’est dotés d’une instance permettant de juger les crimes de guerre. Mais, aujourd’hui, aucune instance internationale ne juge les crimes économiques. Dans le monde actuel, une telle impunité n’est pas acceptable.

En vous emparant de cette problématique, quel est votre objectif ?

Notre but est d’éviter le crime du silence. Le TPP est un espace où la parole des populations victimes de crimes économiques peut être entendue, où les actions de multinationales ou d’institutions internationales sont examinées au regard du droit, celui de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, par exemple, ou de conventions internationales. Nous voulons souligner les violations du droit existant, mais aussi les manques du droit international, les trous juridiques empêchant que les droits des peuples soient effectifs.

[^2]: Une session du tribunal qui s’est tenue du 5 au 8 novembre dernier à Turin. Lire « La société civile juge les “grands projets inutiles et imposés” » sur Politis.fr

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