Ben Barka : un crime franco-marocain
L’enlèvement et l’assassinat de cette grande figure du tiers-monde illustrent les liens entre Paris et Rabat, sur fond de barbouzerie.
dans l’hebdo N° 1377 Acheter ce numéro
Voilà un demi-siècle, le principal opposant au roi du Maroc, et grande figure du tiers-monde, Mehdi Ben Barka, était enlevé en plein Paris. Son corps n’a jamais été retrouvé. Débutait alors l’une des affaires les plus retentissantes de la Ve République. Deux livres reviennent sur cette énigme qui mêle services secrets, barbouzes et émissaires du roi Hassan II, le père du monarque actuel. Le premier, de parution récente, a été coordonné par l’association Sortir du colonialisme, animée par Patrick Farbiaz. C’est un recueil de textes, dont certains sont l’œuvre de Ben Barka lui-même, comme ce manifeste dans lequel il exhorte les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine à poursuivre leur lutte « jusqu’à la bataille décisive ». Rappeler la stature internationale de cet homme n’est pas secondaire si l’on veut comprendre pourquoi tant d’acteurs étaient attachés à sa perte.
Le second ouvrage est une nouvelle édition d’un travail plus ancien. Il est l’œuvre de Maurice Buttin, l’un des meilleurs connaisseurs du dossier. Le mérite de l’ancien avocat du barreau de Rabat est d’avoir resitué l’affaire dans l’histoire du Maroc colonial et de la décolonisation. Car l’assassinat survient, ne l’oublions pas, trois ans seulement après la fin de la guerre d’indépendance algérienne. Les services rendus à la France par celui qui n’était encore que le prince Moulay Hassan avaient tissé des liens très forts et peu recommandables entre Paris et Rabat. Il ne fait par exemple guère de doute qu’en octobre 1956 c’est le futur monarque qui a permis l’interception par la chasse française de l’avion qui convoyait les leaders du FLN vers Tunis. Neuf ans plus tard, c’est encore un événement « algérien » qui va peser sur le sort de Ben Barka. La chute d’Ahmed Ben Bella, premier président algérien, renversé par un coup d’État, fait craindre à Hassan II une déstabilisation de la région. C’est peut-être l’une des raisons qui ont conduit le roi à vouloir neutraliser d’une façon ou d’une autre son principal opposant. Un opposant qui, comme le souligne Maurice Buttin, est aussi un rival avec lequel le monarque entretient un rapport ancien et complexe, non dépourvu d’admiration. Ce qui laisse à penser que le roi n’a pas commandité l’assassinat de Ben Barka, mais son enlèvement.
Conduit dans la villa d’un truand français à Fontenay-le-Vicomte, le dénommé Boucheseiche, Ben Barka a sans doute péri « accidentellement » sous les coups des hommes de main français et marocains. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre intérêt des deux ouvrages que de nous plonger dans les milieux interlopes de la barbouzerie de l’époque gaullienne. Pendant que le général tutoyait les cimes, le petit personnel, aux ordres du préfet Papon, de sinistre mémoire, du ministre de l’Intérieur Roger Frey et du « Monsieur Afrique » Jacques Foccart, se recrutait dans la fange. C’est un agent du Sdece, l’ancêtre de la DGSE, Antoine Lopez, qui est « l’ouvrier de l’enlèvement ». Et c’est un policier, Louis Souchon, qui, ce 29 octobre 1965, boulevard Saint-Germain, entraîne Ben Barka dans la fameuse 403 qui le conduira à sa dernière destination. « C’est bien la police française ? », lui demande-t-il avant de s’engouffrer dans la voiture, rassuré par la promesse d’aller à la rencontre d’un émissaire du roi. Selon Maurice Buttin, le policier ignorait le but de l’opération. Et toute l’histoire est là : chacun a apporté sa petite contribution au crime sans trop chercher à savoir. Un peu plus bas dans l’échelle de la pègre, on aperçoit aussi les silhouettes des gardes du corps du caïd Joe Attia, qui arborent à l’occasion des cartes tricolores du SAC, le « service d’ordre » du parti gaulliste, et de quelques autres agissant en échange de l’ouverture d’un tripot à Casablanca ou ailleurs. C’est cela aussi, l’affaire Ben Barka : la porosité entre la politique et le milieu. Le livre de Sortir du colonialisme se conclut par un « manifeste pour la vérité » qui pose des questions toujours sans réponses un demi-siècle plus tard : « Comment est mort Mehdi Ben Barka ? Qui sont les assassins ? Où est la sépulture ? Toutes les responsabilités sont-elles établies ? » Certes, la mine de documents rassemblés par Maurice Buttin élucide bien des mystères. Mais ce sont les réponses officielles qui manquent, interdites au nom de la « raison d’État ». Ce qui n’est pas sans rappeler une autre énigme. Treize ans plus tard, un ami de Ben Barka, le militant tiers-mondiste Henri Curiel, périra lui aussi en plein Paris sous des balles, si j’ose dire, de même calibre.