Collection Walther : Tour de têtes
La Maison rouge, à Paris, expose la collection d’Artur Walther. Époustouflante déambulation dans l’histoire de l’image et des images.
dans l’hebdo N° 1377 Acheter ce numéro
Soixante portraits suspendus sur deux lignes parallèles. Portraits pur jus. Paysan, soldat, policier, mère et enfant, facteur, jeunes mariés, artisan, ouvrier, cuisinier, politicien et notable, révolutionnaire, cadre, étudiant… Dans les années 1920, August Sander (1876-1964) s’emploie à photographier de manière systématique des personnes issues de classes sociales différentes. Des portraits, donc, et non pas des personnages en costume folklorique, tous vus de manière rigoureusement frontale, dans la neutralité d’un fond. Des hommes et des femmes que leurs vêtements, leur environnement et leurs attributs permettent aisément d’identifier comme des témoins de leur époque.
Réunissant ainsi une documentation exceptionnelle de la société allemande, se passant des mots, la photographie d’August Sander dépasse le détail pour se placer dans une perspective scientifique, non sans donner lieu à des récits. Pour lui, la véritable nature de toute photographie est d’ordre documentaire. Mais « c’est moins le respect de la règle esthétique au niveau de l’apparence formelle et de la composition qui importe que la signification de ce qui est représenté ». Son credo : la fidélité. À l’instar de Seydou Keïta, immortalisant dans son studio de Bamako la société malienne dans les années 1950, une société endimanchée devant l’objectif. À l’instar encore de Richard Avedon, exposé dans la même salle, croquant une vingtaine d’années plus tard encore, en 1976, le monde politique américain avec la même rigueur formelle. Sander, Keïta, Avedon, trois photographes mis en parallèle dans cette ample exposition présentée à la Maison rouge, à Paris, consacrée à la collection Artur Walther, déployée en plusieurs volets, entre portraits, paysages naturels et urbains, identités… Ample exposition, c’est peu dire, tant elle pourrait représenter à elle seule une histoire de la photographie, avec plus de huit cents œuvres accrochées aux cimaises.
Né en Allemagne, Artur Walther s’est enrichi dans la banque d’affaires. À partir des années 1990, il entame une collection tournée d’abord vers la photographie allemande contemporaine, puis américaine, avant d’embrasser la photo africaine et asiatique. En 2010, il ouvre sa collection au public dans un musée à Ulm, sa ville natale. Son éden personnel. Ou plutôt son « après éden », comme l’indique l’intitulé de l’exposition, comme s’il s’agissait d’évoquer un paradis perdu, dont seule la photographie peut garder traces et stigmates. Pour Simon Njami, commissaire de l’exposition, « une collection s’apparente à un univers en constante évolution, dont le collectionneur lui-même ne maîtrise pas les confins. On y pénètre comme naguère les explorateurs s’engageaient en terra incognita, pour tenter, tout comme eux, d’en établir la cartographie ». Éclectique, foisonnante cartographie, confrontant les séries, ou les associant, la collection Walther n’en possède pas moins ses récurrences (voire ses obsessions, ses marottes). Elle s’ouvre ici sur « les origines », avec les photographes allemands Karl Blossfeldt, Bernd et Hilla Becher, premières pièces acquises par Walther, annonçant la collection à venir : la sérialité, l’approche typologique, le noir et blanc (omniprésent), un certain regard distancié sur le sujet. Blossfeldt est un végétalien. Il concentre son objectif sur les plantes, se muant, à force de concentration, en véritables sculptures. Bernd et Hilla Becher, eux, se fixent sur les silos à grains, les usines de tôle et de bois crachant en série leur sévérité, sur les hauts-fourneaux dressant dans la ferraille leur verticalité assourdissante. Finalement, les conceptions photographiques des Becher et les images de Blossfeldt ne sont guère éloignées des critères d’August Sander : représenter les choses telles qu’elles sont, restituer avec un maximum de lisibilité, fermant la porte à toute acrobatie esthétique expérimentale. Idem avec les images de David Goldblatt (figure privilégiée de la collection), dans lesquelles la nature, ou plutôt le paysage, s’impose, même lorsque l’auteur cadre, en Afrique du Sud, une mère et son enfant au croisement d’un terrain vague, dans l’encolure d’un township, ou de nouvelles baraques, un foyer pour travailleurs noirs. Idem encore chez Jo Ractliffe, tourné vers les champs de bataille, une forêt minée ou un bidonville épousant les courbes et les pentes d’une colline. Chaque fois, la construction vaut destruction, un éden renversé. C’est aussi flagrant chez Guy Tillim, face au Grande Hotel désaffecté de Beira, au Mozambique, squatté par des miséreux.
Mais, dans son éclectisme (et les images de Manhattan saisies par un photographe anonyme, dans les années 1930, sur les façades de la 6e Avenue, entre échoppes et enseignes, ou la photographie séquentielle de Ma Liuming et d’Ai Weiwei en sont un exemple), c’est toujours vers le portrait que revient la collection Walther. August Sander et Seydou Keïta donc. Mais encore Hiroh Kikai, croquant les gens d’Asakasa, un homme habillé de cuir, un danseur, un ouvrier, un serveur, les uns méfiants devant l’objectif, d’autres en empathie, tous cadrés au carré et en noir et blanc. Moins sévèrement cadrés sans doute que cette « altérité » acquise dans les fonds scientifiques, judiciaires ou ethnographiques, constituant une collection dans la collection, celle des premières photographies africaines au cours du XIXe siècle, avec ses hommes et ses femmes en costume traditionnel, guerriers, fermiers, chasseurs, criminels. Des images non identifiées, en noir et blanc encore, parfois colorisées, contrastant avec cette ultime échappée au sein de la collection consacrée au nu, à travers les tirages de Nobuyoshi Araki. Du nu pas vraiment glamour, mais plutôt sadomaso, cru et cruel, mis en scène, alimentant le regard du voyeur, pénétrant dans l’intimité des autres. Voyeur, c’est aussi la fonction du visiteur. Et celle du collectionneur.