Fanon, médecin de la maladie coloniale
Un nouveau tome d’ Œuvres regroupe fictions et textes médicaux et politiques inédits.
dans l’hebdo N° 1376 Acheter ce numéro
En septembre 1959, François Maspero, sur le point de publier l’An V de la révolution algérienne, doit en écrire la préface sans que l’auteur, Frantz Fanon (1925-1961), retenu à Tunis, ne puisse la lire. Celui-ci lui écrit : « C’est à vous de voir – je vous laisse seul juge. Ce que vous déciderez a déjà mon accord. » L’éditeur et le psychiatre, né en Martinique, ne se sont jamais vus – et ne se rencontreront d’ailleurs jamais. Maspero, qui admire Peau noire, masques blancs, le seul livre alors publié de Fanon (au Seuil, en 1952, grâce à Francis Jeanson), débute dans l’édition. Naît une amitié épistolaire fondée sur une grande estime et une confiance politique réciproques. Fanon est alors un représentant du Gouvernement provisoire de la République algérienne, dont il deviendra bientôt l’ambassadeur à Accra, capitale du progressiste Ghana. Les années suivantes, Maspero publiera ses trois autres livres, suscitant à chaque fois saisies, amendes et poursuites judiciaires pour atteinte à la sûreté de l’État, incitation à la désertion ou injures à l’encontre de l’armée. Ce qui jamais n’entame sa détermination.
Alors que Fanon aurait eu 90 ans cette année, ce second volume d’ Œuvres, inédites cette fois, est loin de se limiter à la seule correspondance entre François Maspero et l’auteur des Damnés de la terre [^2]. Il donne à lire un Fanon à bien des égards nouveau, plus intime aussi. Celui d’une pensée en construction, mais toujours radicalement engagée aux côtés de tous les colonisés en lutte. Outre la liste des ouvrages de sa riche bibliothèque, où sont signalés les passages de livres annotés de sa main, une section regroupe nombre d’articles parus après 1957 dans l’organe alors clandestin du FLN, El Moudjahid, et surtout des « écrits politiques » où, déjà, il fourbit une critique des nouvelles élites africaines post-indépendances, « laquais de l’impérialisme » et du néocolonialisme.
On découvre aussi un Fanon dramaturge, avec deux pièces rédigées durant ses études de médecine à Lyon, « imprégnées de la poésie de Césaire et des théâtres de Claudel et de Sartre », écrivent Jean Khalfa et Robert J. C. Young. Les deux éditeurs du volume ont réalisé un imposant travail en retrouvant, restaurant parfois, les textes psychiatriques de Fanon (dont sa thèse de doctorat), qui sont autant de charges contre l’ethnopsychiatrie coloniale, alors qu’il est devenu médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. Un « matériel capital », écrivait en 1964 François Maspero, qui espérait déjà les réunir en un volume, où Fanon, à partir de « son travail novateur », donne à connaître « l’aliénation colonialiste vue au travers des maladies mentales » qui frappent les Algériens.
[^2]: Les quatre livres de Fanon ont été réunis dans un premier volume d’ Œuvres (La Découverte, 2011), à l’occasion du cinquantenaire de sa disparition. Cf. Politis n° 1176, du 10 nov. 2011.