La tête et les jambes
Chaque dimanche, Philippe Collin propose une émission brillante autour du sport, mêlant épopées et enjeux politiques et sociétaux.
dans l’hebdo N° 1378 Acheter ce numéro
Comment traiter le sport à la radio sans tomber dans le sempiternel rapport factuel sur les résultats, les statistiques ou le commentaire de comptoir et son galop d’aficionados ? Philippe Collin donne la réponse dans une émission inaugurée à la rentrée sur France Inter, « L’Œil du tigre », dont il justifie le titre, référence directe à Rocky Balboa ( Rocky 3, en l’occurrence), en plaçant « le curseur sur le volet romanesque de l’émission. Il s’agit d’un magazine culturel consacré au sport, qui entend raconter des histoires, et non pas d’une émission sportive ».
L’édition du 8 novembre en est un exemple, bâtie autour de la culture sneaker, du verbe « to sneak », signifiant marcher sans faire de bruit, rappelant les semelles en caoutchouc des chaussures de sport, ce qu’on appelle communément les tennis ou les baskets. Un marché estimé à plus de 80 milliards de dollars, rebondissant sur une culture générationnelle et s’appuyant sur la communication des stars. L’occasion d’évoquer les liens avec la culture hip-hop, le sponsoring, les intérêts financiers et commerciaux du côté de la Fifa ou du basket (avec Nike), les frères Dassler, frangins rivaux créant les marques Adidas et Puma. L’occasion aussi de revenir sur le tennis, les origines de ce sport et son pesant cocasse, au jeu de paume, au XIIe siècle, dans un couvent, avec une balle en toile de jute que se renvoient deux moines entre quatre murs et un haut plafond, avant de prendre l’air, puisque le jeu est amusant, pour envahir le monde. Le jeu plaît alors autant à la noblesse qu’aux petites gens. Chez les plus fortunés, à la main délicate, on s’équipe de gants, d’une batte puis de raquettes pour taper dans la balle. Les vilains continuent de jouer à la main (d’où l’expression, « jeu de main, jeu de vilain » ). Pendant la guerre de Cent Ans, le jeu de paume gagne l’Angleterre. Prisonnier des perfides Anglais, Charles, duc d’Orléans, frère du roi, donne un nouvel élan à cette pratique. « Tenez », dit-il à son partenaire avant d’engager la balle. De « tenez », à tennis, il n’y a pas lerche. Aujourd’hui, le tennis n’échappe pas à une certaine modernité, entre dopage et paris truqués. Tel se déploie « L’Œil du tigre », avec des rappels historiques, de l’anecdote précieuse. Chaque numéro se nourrit de (fausses) digressions, de mises en perspective, de reportages, d’archives, de clins d’œil sonores et de chroniques savantes (signées Xavier Mauduit et Joy Raffin), pour évoquer des trajectoires, s’arrêter sur les enjeux politiques et géopolitiques du sport. Dans la sacoche de l’émission, déjà, un portrait du Blaireau (avec Bernard Hinault en plateau), revenant sur les origines du Tour et la solitude du coureur cycliste, la rivalité sportive – et politique – entre le Barça et le Real, une histoire du tir à l’arc, un focus sur les All Blacks, le rugby à 13 interdit par Pétain, les codes du commentaire radio (à travers la voix de Georges Briquet), la vampirisation de l’exploit sportif par les nazis…
Une émission de sport sur France Inter ? Diable ! Du jamais entendu qui ne manque ni de muscle ni d’esprit. Ni d’une évidente jubilation. « On a mis le cap comme des explorateurs, confie Philippe Collin, sans savoir où l’on allait. » Pas facile, en effet, sachant que l’auditeur de France Inter n’est pas, a priori, un amateur de sport. Cela dit, cette façon de traiter le sport n’est pas non plus courante sur les autres stations. « Sans doute parce que la France a un complexe avec le sport, observe Philippe Collin. C’est tout de suite suspect de beaufitude, de passion nationaliste, suspect de débilité à l’égard des sportifs, toute une France qui a dû mal à accepter quelque chose de populaire qui serait intéressant et noble à la fois. » S’il en était besoin, « L’Œil du tigre » prouve le contraire. Ce sera encore le cas prochainement avec une émission sur le rapport au football des présidents de la République, une autre sur le hockey sur glace, occasion franche de revenir sur l’opposition entre les États-Unis et l’URSS…