Pascal Boniface : « Le soutien de Poutine à Bachar n’est pas éternel »

Pascal Boniface analyse les effets des attentats de Paris sur la crise syrienne et les mesures annoncées par la France.

Denis Sieffert  et  Talia Olvera Martinez  • 25 novembre 2015 abonné·es
Pascal Boniface : « Le soutien de Poutine à Bachar n’est pas éternel »
Pascal Boniface Directeur de l’Institut des relations Internationales et stratégiques. Il vient de publier l’Atlas du monde global (avec Hubert Védrine, Armand Colin) et la Géopolitique (Eyrolles).
© POUJOULAT/AFP

Au moment où François Hollande est à la recherche de sa « grande coalition » pour vaincre Daech, le politologue Pascal Boniface s’interroge sur les effets d’une stratégie militaire. Et analyse l’attitude de la Russie ainsi que la nature de son soutien au régime de Damas.

Il semble que les attentats parisiens aient inspiré à François Hollande un tournant stratégique sur la Syrie. Qu’en pensez-vous ?

Pascal Boniface : Ce n’est pas vraiment un tournant mais une évolution par rapport à la situation d’avant les attentats. La France dit à présent avec plus d’insistance que Daech est l’ennemi principal. Mais, ce qui n’a pas changé, c’est la position officielle de la France : ni Bachar ni Daech. Il n’y a donc pas d’alliance avec Bachar Al-Assad, comme certains le suggèrent et le souhaitent, ceux qui disent : « Il faut être réalistes et, pour vaincre Daech, il faut s’allier avec Bachar. » Là, ce qui a été décidé, c’est qu’il y a une priorité, qui est de vaincre Daech, parce que c’est Daech qui a frappé en France, pas Bachar.

Son père l’a fait [^2]…

En effet, mais Bachar a eu l’intelligence de ne pas le faire pour le moment, et donc la riposte est plutôt sur Daech. Mais ça ne remet pas en selle Al-Assad, et ça ne fait pas de lui un allié pour autant. Cela veut dire, pour reprendre des termes anciens, que la contradiction principale est avec Daech, et que la contradiction secondaire est avec Bachar.

Cette évolution n’a-t-elle pas été facilitée par un autre tournant, celui de la Russie ?

C’est un tournant des deux côtés. On voyait bien que, si on voulait avancer, il fallait que la Russie soit dans la coalition. On pourrait dire sur la Syrie ce que François Hollande a dit à propos de l’Ukraine : la Russie est peut-être le problème, mais elle est également la solution. Et puis la Russie a elle aussi été atteinte par Daech : après avoir hésité, elle a reconnu qu’il s’agissait d’un attentat. Et cette reconnaissance lui a permis de changer de position. Les Russes continueront à soutenir Bachar, mais ils vont attaquer Daech. On a donc un point de désaccord, et un point d’accord. Chacun a fait un mouvement vers l’autre. Mais la Russie est une réalité géostratégique et on ne peut pas avancer sur ce dossier en l’ignorant.

Est-ce que, dans le deal, il n’y a pas la condition posée à Poutine qu’il renonce à bombarder les rebelles ? Ce serait là un grand changement.

Il est vrai que Vladimir Poutine a pour l’instant frappé tous les opposants à Bachar, quels qu’ils soient, et on peut même dire qu’il a concentré ses coups sur les autres plutôt que sur Daech. Par ailleurs, je suis persuadé que le soutien de Poutine à Al-Assad n’est pas un soutien romantique et éternel, il est de circonstance. Poutine est tout à fait en mesure de lâcher Bachar, à condition que ce soit sa volonté et non pas une exigence occidentale. On voit bien ce qui s’est passé dans le dossier sur le nucléaire iranien. À partir du moment où on a mis la Russie dans la négociation, on a trouvé un accord que les Russes ont finalement approuvé. Ils défendent leurs intérêts, ils ne défendent pas Bachar. Mais il faut également qu’il y ait la Turquie, l’Iran, les pays du Golfe. Sauf que tous ces pays ont des intérêts différents, voire divergents, ils sont tous ennemis de Daech, mais à des degrés divers, et chacun a son propre agenda.

Est-ce que ces attentats de Paris n’ont pas fait aussi bouger les lignes sur la question syrienne, globalement ?

Ça accélère un processus qui était déjà en cours. Disons, pour être cynique, qu’on a commencé à bouger quand on a considéré qu’il y avait trop de réfugiés. Et il y a maintenant les attentats. On observe une accélération du calendrier parce que tout le monde est visé. Mais, si tout le monde se concerte, nous ne sommes pas encore prêts à adopter une position commune.

Finalement, le problème ne sera-t-il pas la composition et la nature de l’opposition, c’est-à-dire ces rebelles qui ont changé depuis le début de la guerre civile, et qui maintenant sont largement représentés par des mouvements proches d’Al-Qaida, comme Al-Nosra ? Existe-t-il encore des interlocuteurs pour une solution ?

Ce qui est sûr, c’est que l’on n’a pas suffisamment aidé les opposants démocratiques au départ, de peur que les armes tombent dans de mauvaises mains. Et, finalement, les mauvaises mains ont quand même les armes. Il y a cependant une chose qui me paraît assez juste dans la position française, c’est de dire que la solution, ce n’est pas Bachar, que Bachar est le sergent recruteur de Daech. Ce sont des ennemis complémentaires. Pour Daech, Bachar est un ennemi qui, par l’ampleur de la répression, permet de recruter du monde. Et Daech est un ennemi qui permet à Bachar de solidifier une défense autour de lui. Il faut briser ce cercle vicieux. Il faut trouver une porte de sortie pour Bachar Al-Assad afin qu’il laisse la place à des éléments du régime qui pourront éviter le chaos que l’on a connu en Irak après 2003.

Que pensez-vous du discours de François Hollande devant le Congrès ?

Avant cela, je voudrais dire que je vis et travaille dans ce quartier visé par les attentats, et souligner l’extrême dignité des Parisiens et des Français. Les réactions ne sont pas des réponses de vengeance ou de haine. Parmi les experts médiatiques et politiques, la dignité n’est pas toujours à la hauteur de celle de la population. Quant au discours de Hollande, on voit qu’il a proposé des mesures dont certaines relèvent de la politique intérieure. Franchement, je ne crois pas que la déchéance nationale ait une quelconque efficacité, il s’agit surtout de rassurer l’opinion. Pour le reste, il fait face à la menace avec maîtrise et dignité, en évitant de dresser les Français les uns contre les autres et en cherchant à créer le front le plus large sur le plan diplomatique. Sur la question des frappes, je suis plus mesuré. D’une part, je crois qu’elles ne serviront pas à vaincre Daech. Mais, d’autre part, si on les arrêtait aujourd’hui, cela voudrait dire que l’on cède au terrorisme. Il faut une intervention terrestre pour vaincre Daech, mais elle ne peut être le fait de pays occidentaux, de la Russie ou de l’Iran. Elle doit être le fait de pays sunnites (pays du Golfe, Égypte, Turquie). Mais l’instrument militaire doit être mis au service d’une solution politique. Le départ de Bachar en Syrie, la réintégration des sunnites dans le jeu politique en Irak. Je pense aussi que les médias et les responsables politiques parlent trop de terrorisme depuis le mois de janvier. On montre à nos adversaires où est notre faiblesse. Il faudrait parler moins et agir plus.

[^2]: Hafez Al-Assad a commandité l’assassinat de Louis Delamare, ambassadeur de France au Liban, en 1981.

Monde
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