Quels renseignements voulons-nous ?

Les services français sont dépassés. Ils ont été renforcés depuis le mois de janvier, mais éloignés du contrôle judiciaire. Pour quelle efficacité ?

Ingrid Merckx  • 25 novembre 2015 abonné·es
Quels renseignements voulons-nous ?
© Photo : JOCARD/AFP

Le mentor de Mohamed Merah s’appelait Fabien Clain. Cet homme, dont la voix a revendiqué les attentats du 13 novembre à Paris, était déjà dans l’ombre du tueur de Toulouse et de Montauban en mars 2012. « Le 12 novembre 2012, j’ai demandé qu’il soit entendu, s’indigne Samia Maktouf, avocate de la famille d’un des militaires tués par Merah. On m’a répondu qu’il n’était “ pas nécessaire de procéder dans l’immédiat ”. Fabien Clain a pu circuler en Europe, partir en Syrie, poster une vidéo macabre sur Internet… »

Il faut tirer les leçons du 13 novembre 2015, défend l’avocate : « Ces attentats sont la continuation de l’affaire Merah, elle-même continuation de l’affaire d’Artigat [^2]. Ce sont les mêmes protagonistes. » Des voix s’élèvent depuis une semaine pour dénoncer les failles des services de renseignements français. Mais quels renseignements voulons-nous aujourd’hui ? « Nos services sont dépassés, nos moyens désuets », reprend Samia Maktouf. L’avocate défend aussi Lassana Bathily, qui s’est distingué courageusement à l’Hyper Cacher de Vincennes. « Notre dispositif de lutte antiterroriste est devenu perméable, faillible, déclarait l’ex-juge antiterroriste Marc Trévidic dans un entretien à Paris Match fin septembre. On manque d’hommes, on fait le strict minimum sans pouvoir pousser les enquêtes. » Selon lui, notre système était efficace tant qu’il reposait sur la force de juges capables d’anticiper des menaces en travaillant avec les agents de la DST, devenue Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). « Jamais une personne surveillée judiciairement n’a pu passer à l’action ! On ne peut pas en dire autant de ces jihadistes affiliés à l’EI. » Et Marc Trévidic de mettre en cause la loi sur le renseignement votée le 24 juin, laquelle donne « tout pouvoir au renseignement hors contrôle judiciaire ». Les juges spécialisés ayant été écartés, il redoute des méthodes sans recours, arbitraires, aux allures de Guantanamo. « Le danger, lorsque le renseignement tourne en roue libre, c’est qu’on intervienne trop tardivement. »

Depuis 2012, le pôle antiterroriste et l’arsenal législatif ont été renforcés. « On n’a pas besoin de lois supplémentaires aujourd’hui. », affirme Alain Chouet, ancien officier des renseignements [^3]. Ce sont des bras qui manquent. « Il ne suffit pas de lire les fiches “S” sur les personnes radicalisées susceptibles de préparer des actions violentes, ajoute Samia Maktouf, il faut les interpréter, faire des fouilles, des enquêtes, lancer des filatures… » Depuis les attentats de janvier, un état-major opérationnel de prévention du terrorisme (Emopt) a été installé au ministère de l’Intérieur. Et le Premier ministre a annoncé des créations de postes, dont 500 à la DGSI, qui s’occupe du « haut du spectre ». Le fichier des signalés pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste compterait 11 000 noms, et 4 000 individus seraient suivis pour radicalisation ou terrorisme. Les informations semblent mieux circuler d’un service à l’autre depuis Charlie. En France, du moins, car « l’Union peine à se doter d’une police et d’un service de renseignements unifiés, regrette Farhad Khosrokhavar dans le Monde  [^4]. Dans chaque pays, ils sont armés pour lutter contre quelques centaines mais pas quelques milliers de terroristes qui peuvent circuler librement » .

Sur les failles du système français à propos des massacres du 13 novembre, Alain Chouet rétorque : « Et combien d’attentats déjoués ? » Difficile, selon lui, de se prémunir contre des « pieds nickelés » qui « rafalent » dans la rue. « Les Israéliens essaient, les Américains aussi. Cela n’empêche pas des lycéens de tirer sur leurs camarades. » Il rassure : « L’EI n’a pas 50 chefs francophones du type Abaaoud en réserve », mais il ne comprend pas que l’Union ne se soit pas encore dotée d’un Passenger Name Record (PNR) permettant de ficher les passagers aériens. « Pas besoin de surveiller tout le monde, estime Samia Maktouf, il faudrait surveiller bien ceux qui sont signalés ! » D’autant que les terroristes ont toujours un temps d’avance : les membres de l’EI ont désormais liberté de se raser, d’aller en boîte et même de boire de l’alcool pour se « fondre dans la masse ». Elle appelle à une coopération internationale plus étroite : « Sur les séjours de Merah en Afghanistan, les Américains nous ont dit qu’ils ne nous communiqueraient des informations que si nous démontrions sa culpabilité. » L’avocate s’inquiète des restrictions des libertés. « Il y aura forcément des débordements, mais l’État de droit sert de garde-fou. » A-t-il suffi dans l’Amérique post-11 Septembre ? « Plus de sécurité, c’est forcément moins de libertés, tranche Alain Chouet. Les 100 perquisitions du 14 novembre n’ont pas été décidées dans la nuit. Elles étaient prêtes à être lancées ! » L’état d’urgence a servi de feu vert. Combien, comme la Ligue des droits de l’homme, y voient aussi un feu rouge ?

[^2]: Filière d’envoi de djihadistes en Irak en 2008.

[^3]: Auteur d’ Au cœur des services spéciaux. La menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers, La Découverte, 2011.

[^4]: Auteur de Radicalisation, éd. MSH, 2014.

Société Police / Justice
Temps de lecture : 4 minutes

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