Réédition de « Mein Kampf » : « Faire le pari de l’intelligence »
L’historien Denis Peschanski explique pourquoi il approuve la parution d’une future édition critique de Mein Kampf.
dans l’hebdo N° 1378 Acheter ce numéro
Disponible dans une traduction française brute et sans notes, à la fois sur Internet mais aussi, depuis 1934, chez un petit éditeur d’extrême droite, l’unique ouvrage d’Adolf Hitler, Mein Kampf (« Mon combat »), tombe dans le domaine public début janvier 2016. Soit au début de la 70e année après la mort de l’auteur, comme le prévoit la loi française. L’annonce de la publication, prévue pour 2018, d’une édition critique et scientifique chez Fayard, sous la direction de l’historien spécialiste du nazisme Florent Brayard, a fait naître une polémique parmi les historiens et au-delà. Surtout après une déclaration de Jean-Luc Mélenchon, farouchement opposé à cette publication. Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre d’histoire sociale du XXe siècle (Paris I), Denis Peschanski défend ici le principe d’une édition critique, supervisée par quelques-uns des meilleurs spécialistes français du nazisme. Au nom de la connaissance historique, et en refusant l’idée d’une histoire lisse, voire lissée, où tout ce qui dérange serait gommé, effacé, inaccessible.
Mein Kampf,* d’Adolf Hitler, est-il accessible aujourd’hui en France ? **
Denis Peschanski ≥ Oui, et sans difficulté. La question de savoir si l’on va aujourd’hui l’éditer ou non ne se pose donc pas puisqu’il est déjà disponible. En ligne, sur Internet, dans une traduction non contrôlée et sans aucune note : il suffit d’un ou deux clics pour y accéder. Mais aussi sous forme de livre traditionnel, publié par un éditeur d’extrême droite, Les Nouvelles Éditions latines, qui le publie depuis qu’il en a les droits (1934, si mes informations sont exactes). Depuis les années 1970, cet éditeur a seulement l’obligation d’insérer six pages d’avertissement dans le livre quant à son contenu. La seule différence, aujourd’hui, est que l’ouvrage tombe dans le domaine public, donc n’importe quel éditeur peut le publier sans avoir à verser des droits à l’éditeur français.
Y a-t-il un intérêt à lire Mein Kampf ou est-ce un livre dangereux ?
Actuellement, ce n’est certainement pas la lecture de Mein Kampf qui va mobiliser les masses françaises. Pour ce qui est du danger, on devrait plutôt regarder du côté de l’extrême droite traditionnelle, avant de s’interroger sur l’impact de ce livre. On connaît le rôle d’Hitler dans la construction de l’imaginaire collectif allemand sous le nazisme. Cet ouvrage, tiré alors à plus de dix millions d’exemplaires, était notamment offert à tous les couples qui se mariaient en Allemagne à l’époque. Si c’est pour comprendre la société d’aujourd’hui, on peut dire que cette réédition n’a pas grand intérêt. En revanche, si l’on veut comprendre comment le nazisme a pu prendre dans la société allemande, ce livre est important. Certes, on n’a pas dans Mein Kampf les mêmes informations que dans le Journal de Goebbels (dont j’ai dirigé l’édition française il y a quelques années, en quatre gros volumes de plus de mille pages chacun) ou dans le Journal du dignitaire nazi Alfred Rosenberg, qui vient de paraître chez Flammarion – ce dont personne ne s’offusque aujourd’hui ! Ces journaux, qui contiennent des notes prises au jour le jour dans un contexte particulier, permettent de comprendre comment fonctionnent des dirigeants nazis, en donnant des informations sur l’histoire du nazisme dans la période en question. Mais dire que Mein Kampf n’est pas important reviendrait à dire qu’Hitler n’est pas important…
La question a été soulevée : ne serait-il pas préférable de voir cette édition critique paraître chez un éditeur comme le CNRS Éditions, plutôt que chez un éditeur plus commercial tel que Fayard, qui devra en faire la promotion ?
Cette question n’a pas été posée au début de la polémique, mais seulement à la fin. On a d’abord entendu des gens qui étaient contre la publication, puis ceux qui défendaient une seule édition en ligne. Enfin, certains ont dit qu’il fallait publier Mein Kampf chez un éditeur à caractère scientifique, en effet. Je réponds à cela de la façon suivante. D’abord, il est inutile de se cacher le fait qu’un éditeur publie un livre pour essayer de le vendre. Aussi, le premier problème auquel est confronté Fayard – éditeur reconnu, qui a publié toute une série d’ouvrages sur la Seconde Guerre mondiale ou la Shoah, et qui n’est suspect ni d’être une officine d’extrême droite ni du moindre calcul financier s’appuyant sur la seule idéologie – est de construire un modèle économique pour éditer ce livre. Parce qu’une édition critique implique d’avoir des spécialistes sur le sujet qui travaillent pendant un temps non négligeable. Il lui faut donc réussir à avoir un retour sur investissement. Ensuite, je ne pense pas qu’il faille que les droits soient reversés à je ne sais quelle structure pour qu’il n’y ait pas de profits. Je suis au contraire favorable au fait que les grands éditeurs français acceptent de publier des textes compliqués dans des éditions scientifiques et donc, bien entendu, qu’ils conservent les éventuels bénéfices qu’ils pourraient en retirer (même si, dans le cas présent, je crains que Fayard n’en fasse aucun). Ceci pour qu’ils puissent continuer d’investir dans d’autres éditions critiques un peu complexes. Parce que, si jamais on part du principe que tous les livres qui traitent de la Shoah, du nazisme, de la collaboration ou de la guerre d’Algérie doivent être sans bénéfices, il n’y aura plus aucun éditeur qui acceptera de publier quoi que soit. Que souhaite Jean-Luc Mélenchon ? Que l’on mette la poussière sous le tapis ? Ce genre de position produit la catastrophe mémorielle de l’occultation de cette période clé (comme ce fut le cas dans les années 1960), et on se prive alors de la capacité de comprendre ce qui se passe aujourd’hui avec les discours d’exclusion qui prolifèrent depuis l’extrême droite. Il faut être cohérent et aller jusqu’au bout de la logique. Il faut faire le pari de l’intelligence. Si on accepte la démission de l’intelligence, si on abandonne le front du combat culturel, si on refuse d’occuper ce terrain, on a perdu.
Si jamais Mein Kampf devenait un succès de librairie, quelles conséquences cela pourrait-il avoir ?
Je ne vois pas quel serait le risque. L’édition critique du Journal de Goebbels, dont le premier volume, de 1 200 pages, traitait de la période 1943-1945, s’est vendue à plus de 17 000 exemplaires, ce qui, pour un livre de ce type, est tout à fait considérable. J’imagine mal un fanatique d’extrême droite ou un quidam attiré par les thématiques d’exclusion sortir d’une librairie avec sous le bras gauche les 2 000 pages de l’édition critique de Mein Kampf, sous le bras droit les quatre volumes de 1 200 pages chacun de l’édition française du Journal de Goebbels (qui, en Allemagne, fait 25 volumes !), et entre les jambes les 700 pages de celui de Rosenberg. En réalité, je ne crois pas que les éditions critiques renforcent les logiques d’exclusion. Et si 17 000 ou même 30 000 exemplaires de Mein Kampf se vendaient, il ne me semble pas que cela toucherait les masses !