Thomas Coutrot : « On ne sortira pas de l’austérité par la guerre »
TRIBUNE. Il est illusoire d’imaginer que les crédits alloués à la sécurité ne seront pas compensés par des restrictions supplémentaires dans les budgets sociaux et les services publics.
dans l’hebdo N° 1379 Acheter ce numéro
Trois jours après les attentats du 13 novembre, François Hollande a annoncé une hausse exceptionnelle des effectifs de sécurité de l’État : 5 000 postes créés dans la police et la gendarmerie, 2 500 dans la justice (notamment dans l’administration pénitentiaire) et 1 000 dans les douanes, pour faire face au renforcement des contrôles aux frontières.
Pour financer ces annonces, le Président devra renoncer à l’objectif de réduire le déficit public à 3 % du PIB en 2017, chiffre qui devait être atteint… en 2013, d’après les promesses du candidat Hollande en 2012. En affirmant que « le pacte de sécurité l’emporte aujourd’hui sur le pacte de stabilité » et le traité budgétaire, imposant aux États de l’Union européenne de renoncer à tout déficit public, il a semblé défier la Commission européenne. Une partie de la gauche critique s’en est réjouie. Mais la Commission, montrant une mansuétude inhabituelle, a indiqué qu’elle « comprenait » les autorités françaises, car des « flexibilités » existaient dans les traités. L’expérience des années Bush nous avait déjà montré comment néolibéraux et faucons sécuritaires pouvaient fort bien s’entendre. Le son des canons étouffe les cris contre l’injustice sociale. Les dominants parient que les démunis se rangeront sous leur aile protectrice. Il y a exactement vingt ans, le succès triomphal de la Haine, le film de Mathieu Kassovitz, pouvait laisser croire que la société française commençait à prendre conscience du problème. Le Premier ministre d’alors, Alain Juppé, l’avait fait projeter à son cabinet. Depuis, pourtant, jamais les « flexibilités » des traités européens n’ont été employées pour tenter de remédier à la fracture sociale qui creuse des plaies à vif dans notre société. Rien de sérieux n’a été fait contre l’enfermement des jeunes d’origine immigrée dans le chômage et les ghettos. Au contraire, les budgets des services sociaux et des associations ont été réduits, les contrôles systématiques au faciès ont perduré. Les promesses de la gauche – droit de vote des étrangers, CV anonyme, récépissé de contrôle d’identité, lutte sévère contre les discriminations à l’embauche – n’ont jamais été respectées.
À aucun moment depuis le 13 novembre Hollande n’a évoqué la responsabilité des politiques sociales. Comme si trente ans de chômage de masse, de discriminations et de désespérance n’étaient pour rien dans la situation sécuritaire de la France. Comme si on pouvait, trois décennies durant, signifier à toute une fraction de la jeunesse qu’elle est inutile et s’étonner des conséquences. Daech et Al-Qaida ne peuvent que se frotter les mains. L’élection de François Hollande n’a donc rien changé. Les crédits de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), sabrés sous Sarkozy (- 6 %, baisse de 600 emplois), n’ont pas été rétablis. Le secteur associatif habilité, qui gère une partie non négligeable des mesures décidées à l’encontre des mineurs par les juges, a vu ses crédits diminuer de plus de 25 % entre 2008 et 2014. Le nombre d’associations est en forte baisse. Concernant l’éducation spécialisée, le CNLAPS, réseau national représentatif de la prévention spécialisée, s’alerte d’une « diminution des budgets (jusqu’à 50 % parfois), des retraits du financement de conseils généraux, voire de la disparition programmée de cette mission de service public qu’est la prévention spécialisée ». De façon globale, selon le Collectif des associations citoyennes (CAC), la réduction des subventions nationales, régionales et locales a provoqué en 2014 40 000 suppressions d’emplois dans les associations, qui pour beaucoup tissent le lien social dans les quartiers populaires.
Il serait illusoire d’imaginer que les « flexibilités » accordées aux budgets de l’armée et de la police ne seront pas payées par des restrictions supplémentaires dans les budgets sociaux et les services publics. Si la Commission ou la BCE oubliaient de le rappeler au gouvernement français, les marchés financiers s’en chargeraient en augmentant les taux d’intérêt sur la dette française. On ne sortira pas de l’austérité grâce à la guerre. « C’est l’histoire d’un homme qui tombe d’un immeuble de cinquante étages. Le mec, au fur et à mesure de sa chute, il se répète sans cesse pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien… Mais l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage. » La société française est en train d’atterrir, et ça fait mal.
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