Un 15 novembre aux airs de 11 janvier

Ce dimanche, des cortèges cheminaient à Paris entre la rue de Charonne et le Bataclan. Étrangement calmes avant un brusque mouvement de panique.

Ingrid Merckx  • 18 novembre 2015 abonné·es
Un 15 novembre aux airs de 11 janvier
© Photo : KOVARIK/AFP

Sean n’a pas fermé l’œil depuis deux jours. Il tangue un peu mais sert des verres à toute vitesse. Au Bistrot 55, à l’angle du boulevard Voltaire et de la rue Saint-Sébastien, dans le XIe, à Paris, les clients se succèdent sans discontinuer en cette fin d’après-midi. Sur le boulevard Voltaire, du métro Charonne au métro Saint-Ambroise, des cortèges se déplacent. De La Belle Équipe au Bataclan. Triste balade du dimanche. Les cinémas et les musées sont fermés, mais les cafés sont ouverts. Contrairement à samedi, qui offrait un Paris désert et froid, en deuil, les gens sont dehors ce dimanche. Le beau temps doit jouer. Mais le contraste avec la consigne « Restez chez vous ! » de la veille est flagrant : ce 15 novembre a des airs de 11 janvier.

Il y en a de tous les âges. Des familles. Des poussettes. Des groupes de jeunes. Des personnes âgées. Des vélos. Ils viennent « voir ». « Reprendre possession des lieux », explique Claire, que ses pas ont conduite du Ve jusqu’ici. Ils sont calmes. Recueillis. Pas que des Parisiens. Beaucoup de gens de passage s’attroupent devant le Bataclan. Parfois, presque en touristes… Sean n’a pas dormi. « Le stress ? Sur le moment, ça allait, c’est après qu’on réalise… » L’avant-veille, vendredi 13 novembre au soir, il fumait une cigarette avec un client devant le Bistrot 55, quand ils ont entendu une pétarade. « Ça sortait en rafales : tatatatata… » Peu après, ils ont vu un homme tituber et s’effondrer sur le trottoir. Le café d’en face avait fermé son rideau de fer. « Il était couvert de sang… Un autre est arrivé, demandant des torchons pour compresser son genou. Un autre se plaignait d’avoir mal au ventre. Quand il a ouvert sa veste, on a découvert un impact de balle. Certains ne se rendaient même pas compte qu’ils étaient blessés. Ils étaient hébétés… » Le Bataclan est de l’autre côté du carrefour. « Des blessés qui ont réussi à sortir après l’attaque se sont effondrés, pour certains juste devant, dans la rue. Plusieurs camions de pompiers sont passés sans nous voir. Ils allaient directement au Bataclan. Quand un policier m’a vu, avec ma trousse de secours, il m’a demandé si j’étais médecin. » La barrière de police allait de la rue Saint-Sébastien au métro Oberkampf. « Le Bistrot 55 était juste à l’extérieur de la zone de sécurité. Dire qu’on a failli dîner là… », raconte Thomas, qui habite avec sa compagne, Mathilde, à quelques dizaines de mètres, sur le boulevard Voltaire. Ce vendredi soir, ils avaient poussé jusqu’au métro Oberkampf, à 200 mètres environ, dans une brasserie où, du coup, ils sont restés enfermés jusque tard. « On ne pouvait pas traverser la zone pour rentrer chez nous, ni faire le tour, on était coincés. » Les tirs avaient cessé, mais l’assaut contre le Bataclan était encore à venir.

« Un peu avant 22 heures,** on avait commencé à recevoir des messages d’amis nous demandant où on était. On ne comprenait rien à ce qui se passait,* reprend Thomas. On est allés voir sur Twitter. Ça partait dans tous les sens. Fusillades à République, au Stade de France… Puis les barmen ont allumé la télévision. On a compris qu’une attaque était en cours au Bataclan, juste à côté ! Certains ont couru voir dehors, d’autres se sont réfugiés au fond du bar, comme on nous le conseillait. Les portes ont été fermées, puis rouvertes. » Des rescapés arrivaient. « Il y en avait un qui avait du sang sur les chaussures et sur les mains, se souvient Mathilde. Je ne saurais même pas le reconnaître aujourd’hui. Je ne me souviens que de ses chaussures. » Elle pense à cette dame restée des heures sans bouger. « Son mari était au Bataclan. De temps en temps, elle nous demandait si on avait des nouvelles, et se rasseyait. Prostrée. » Elle se remémore cette autre, en sous-vêtements sur le trottoir. « Je ne comprenais pas. Les pompiers avaient entièrement découpé ses vêtements. Ils cherchaient où elle était blessée. D’où venait tout ce sang. Mais ça n’était pas le sien : certains ont dû repousser des corps tombés sur eux pour pouvoir s’enfuir. » La brasserie ne servait plus. Les clients buvaient de l’eau et regardaient une chaîne « qui passait les mêmes infos en boucle », enrage encore Thomas. Ils ont dû se rabattre sur les réseaux sociaux. Ils voyaient passer le « #porteouverte » impuissants : « Notre immeuble est juste à côté, mais nous ne pouvions pas y aller ! » Idem pour les photos-avis de recherche postés par des proches. « On aurait voulu répondre qu’on les avait vus dans notre restaurant, se crispe Mathilde. On pensait même parfois reconnaître un visage. Et puis on n’était plus sûrs… » Vers 1 h 30, Mathilde et Thomas finissent par rentrer chez eux, en plein cœur de ce quartier qui était déjà celui de l’attaque contre Charlie Hebdo, il y a seulement dix mois.

Ce dimanche, devant le Bataclan, la foule ne tarit pas. Depuis Voltaire, d’énormes antennes satellites montées sur des camions barrent la vue, masquant les rues et la salle de concert sinistrée. La nuit qui commence à tomber laisse mieux apparaître le parterre de bougies qui brillent au sol, sur le terre-plein central. Les gens sont étrangement calmes. Vers Saint-Ambroise, un petit mémorial devant la brasserie Les 100 kilos, qui fait l’angle, signale que le patron a perdu la vie au Bataclan. Devant l’église, des fleurs et des pancartes « Pray for Paris ». Quelques clochards, un temps chassés du square juste devant, sont revenus s’asseoir sur les marches. Les cortèges se croisent, repartent vers République ou en direction du café La Belle Équipe, où un rassemblement se tient aussi, en hommage aux dix-neuf personnes abattues alors qu’elles prenaient un verre en terrasse. Les bougies déposées le long de la façade du Palais de la femme, rue de Charonne, dessinent comme un chemin lumineux. Place de la République, des centaines de personnes sont rassemblées malgré les ordres de dispersion. Peu après 18 heures, des bruits d’explosion déclenchent une panique. « Des gens crient : “On nous tire dessus”, s’alarme Marie. Les forces de l’ordre pointent leurs armes. Il y a de forts mouvements de foule. » Certains tombent, des groupes sont séparés. Il se passe un bon moment avant que le message de fausse alerte ne s’impose. La peur a refait surface brutalement. Renversant ce calme qui avait habillé la journée. À 20 h 30, Sean termine son service. Il rentre chez lui, toujours dans ce quartier, essayer de dormir un peu.

Société Police / Justice
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