« Au-delà des montagnes », de Jia Zhangke : À la recherche des destins perdus

Dans Au-delà des montagnes, le Chinois Jia Zhangke met en scène une femme à trois époques de son existence. Montrant comment les évolutions du monde influent sur l’intime.

Christophe Kantcheff  • 16 décembre 2015 abonné·es
« Au-delà des montagnes », de Jia Zhangke : À la recherche des destins perdus
Au-delà des montagnes , Jia Zhangke, 2 h 11. En salle le 23 décembre.
© Ad Vitam Distribution

Le précédent film de Jia Zhangke, le puissant Touch of Sin (2013), était plein de bruit et de fureur. Pour dire un certain état de la Chine contemporaine, le cinéaste était allé sur un terrain inédit pour lui jusqu’alors : le film noir, où la violence était susceptible de surgir à tout instant. Avec Au-delà des montagnes, Jia Zhangke change à nouveau de registre pour aborder un territoire qu’il n’avait pas encore exploré non plus. Il s’agit d’une veine intimiste, à la tonalité proustienne, sur le temps qui s’évanouit. Celle-ci requérait une expérience de la vie. À 45 ans, Jia Zhangke s’est senti en mesure de le faire. Il signe un film d’une sensibilité à fleur de peau. Au-delà des montagnes se déroule sur trois époques, avec un personnage principal, Tao (Zhao Tao, l’épouse à la ville de Jia Zhangke). La première période s’ouvre en 1999 et se passe à Fenyang, dans la province centrale de Shanxi (où est né et a grandi le cinéaste). La jeune Tao hésite entre deux garçons. L’un, Liangzi (Liang Jing Dong), travaille au fond d’une mine de charbon ; l’autre, Zhang (Zhang Yi), déjà patron, a l’argent facile. Ce qui pousse Tao dans ses bras. Ils se marient et donnent naissance, quelques années plus tard, à un fils que Zhang tient à appeler… Dollar.

La deuxième est en 2014. Tao et Zhang sont séparés, le second est parti à Shangaï, où il est devenu spéculateur, ses revenus lui ayant permis d’obtenir la garde de leur fils. Tao, restée seule à Fenyang, est très affectée par la mort de son père. Alors qu’elle reçoit Dollar en visite pour quelques jours, elle se rend compte qu’elle n’a plus son mot à dire sur son avenir. Enfin, le troisième temps du film a des accents futuristes : il se situe en 2025. Mais le futur imaginé par Jia Zanghke est une projection logique de 2014 : pur produit de la mondialisation financière, Zhang s’est expatrié en Australie, où il ne parle pas l’anglais. Contrairement à Dollar, qui a oublié sa langue d’origine mais la réapprend avec une enseignante dont il se sent proche malgré leur différence d’âge. Tao, après avoir été écartée du foyer qu’elle a fondé, se retrouve dans la plus grande solitude. Elle croise à nouveau Liangzi, qui a désormais femme et enfant. Liangzi est atteint d’un cancer sans savoir s’il trouvera les moyens de se soigner. Quant à Zhang, il n’est pas seulement déconnecté du pays où il vit : son fils finit par lui reprocher violemment de l’avoir coupé de son passé, donc de sa mère. En fait, tous ces personnages, quelles que soient les positions sociales qu’ils occupent, sont des perdants de l’histoire. Au-delà des montagnes montre comment les évolutions du monde moderne influent sur l’intime et créent des mouvements d’émotions contradictoires, qui déchirent les êtres. Ainsi, le film s’ouvre sur un groupe de jeunes, dont fait partie Tao, dansant sur Go West, interprété par les Pet Shop Boys. Aller vers l’Ouest. Autrement dit répondre, avec l’optimisme de rigueur, aux sirènes du capitalisme mondialisé, comme la Chine l’a fait. Mais une autre chanson convient davantage aux sentiments qui seront ceux de Tao plus tard : un air de variété cantonais. La jeune femme n’en comprend pas les paroles, mais sa mélancolie la pénètre. Cette mélodie résonnera plusieurs fois au cours du film, notamment dans le finale, simple et bouleversant.

Si la violence affleurait et explosait dans Touch of Sin, il en est de même de l’émotion dans Au-delà des montagnes. Une émotion qui s’exalte autour de la perte, de la séparation, de l’éclatement des liens familiaux, de l’atomisation des individus. Jia Zhangke, en très grand cinéaste, distille cette dimension mélodramatique à mesure que se creusent les failles au sein des personnages. Mais il laisse tout de même une lueur d’espoir, non sur la possibilité de rattraper le temps échappé, mais sur celle de relier des destins perdus.

Cinéma
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