Bernard Dréano : « Cette “guerre au terrorisme” est un non-sens »
L’approche belliciste française ne répond pas aux causes profondes des attentats, estime Bernard Dréano. Nous ne ferons pas l’économie d’une analyse mondiale.
dans l’hebdo N° 1380 Acheter ce numéro
Vendredi 13 novembre, Paris. Bamako une semaine plus tard, puis Tunis. Mais aussi Beyrouth le 12 novembre, le rassemblement d’Ankara et l’avion russe en octobre, Boko Haram presque toutes les semaines… La violence terroriste est montée de plusieurs degrés dans le monde. Dans une France abasourdie par l’horreur, l’analyse du phénomène peine à s’élargir au-delà des frontières nationales, avec un gouvernement focalisé sur une réponse policière et militaire qui occulte les causes profondes du jihadisme, explique ici Bernard Dréano.
La récente succession d’attentats dans le monde suggère-t-elle une offensive coordonnée ?
Bernard Dréano : Il peut exister un effet d’opportunité incitant des groupes à passer à l’action dans la foulée des précédents. Certains d’entre eux sont plus ou moins coordonnés. Cependant, ce serait une erreur grossière d’imaginer l’État islamique, le principal d’entre eux, donner des ordres à un réseau de cellules qui lui obéiraient. Ces groupes ont des histoires différentes. Tous se sont développés en situation de tensions sociales, de chaos politique ou de conflit. Daech s’est implanté après les guerres civiles irakiennes de 2003-2006 ; en Libye, c’est le marasme qui a suivi la mort de Kadhafi ; en Afghanistan, la grande faiblesse du pouvoir central. En Tunisie, le terrorisme s’est nourri du chômage, de l’abandon et de l’appauvrissement de zones entières. L’Afrique est le continent le plus touché, surtout la bande sahélienne, théâtre de grandes violences. Le terrorisme y sévit depuis une génération sur fond d’affrontements politiques, d’incurie gouvernementale, de sécheresses et d’un dérèglement climatique qui déstabilise les populations. Boko Haram, au nord-est du Nigeria, n’a rien à voir avec Daech, né entre l’Irak et la Syrie, pas plus qu’Ansar Dine, ayant émergé du conflit touareg du Nord-Mali. Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) est un sous-produit de la guerre civile en Algérie. Les Shebabs se sont organisés il y a une dizaine d’années au sein du chaos somalien. L’Afrique est le territoire de groupes mouvants, de coalitions actées sur des bases ethniques. Chaque situation est un cas particulier à traiter comme tel.
Pourtant, Boko Haram a fait allégeance à Daech…
Par effet de mode ! Les groupes terroristes identifient l’État islamique comme le seul « qui résiste au monde entier ». Et, chaque fois que grossit la coalition de ses opposants, son prestige augmente auprès de ce public. Daech, c’est l’idéologie du moment, dont il est valorisant et efficace de se réclamer pour un groupe qui veut accroître son potentiel d’intimidation. Bien sûr, pour valider une allégeance à Daech, il convient d’être musulman… ou de s’inventer tel ! On le voit avec ces jihadistes français et belges tombés du jour au lendemain dans la radicalité islamiste. C’est un mécanisme de basculement similaire qui a été identifié chez les « born again » états-uniens, néo-évangélistes « nés à nouveau » à la suite d’une conversion.
Mais les chrétiens radicaux contemporains ne versent pas dans le terrorisme. Quelle attractivité exerce l’islam dans la situation actuelle ?
Certes, le discours de Daech puise à une matrice rigoriste, le wahhabisme saoudien. Cependant, les groupes islamistes qui se radicalisent ne prônent pas automatiquement le terrorisme. La spécificité de Daech tient à une exacerbation ultra-violente de cette identité, le takfirisme, qui justifie jusqu’à la destruction des musulmans qui ne pensent pas comme lui, progressistes comme conservateurs. Le discours de Daech, dans sa stratégie, place même comme objectif premier le déclenchement d’une répression contre les musulmans, dans la perspective de les voir poussés dans ses bras. L’État islamique boit du petit-lait quand l’intellectuel musulman progressiste Tariq Ramadan est à la fois attaqué par Caroline Fourest et interdit de séjour en Arabie Saoudite ! Enfin, Daech tient un discours mondialisé, prônant la destruction totale de ses ennemis pour un résultat immédiat. Pas de longues campagnes de conquête des esprits, de lente pénétration des institutions, de grand soir à date indéfinie : Daech propose à ses jihadistes l’apocalypse « pour demain », préludant à l’avènement du califat universel. Par ailleurs, la contre-révolution qui a écrasé le Printemps arabe dans presque tous les pays musulmans où il a surgi a rétabli des pouvoirs autoritaires, favorisant l’implantation du radicalisme islamique.
Dès lors, le monde est-il « en guerre » contre le terrorisme, comme le scandent certains responsables politiques ?
La tension actuelle permet le recours à des termes employés à tort et à travers. Faire la « guerre au terrorisme » n’a pas de sens. Pas plus qu’après les attentats du 11 septembre 2001 à New York, quand la réponse avait également été la « guerre globale ». La guerre, c’est puissance contre puissance, État contre État. Alors que le terrorisme est un mode d’action dont l’objet est de répandre la peur auprès du plus grand nombre, sous couvert d’une idéologie. Les attentats aveugles du 13 novembre, à ce titre, atteignent le sommet de l’effet recherché. Le Premier ministre, Manuel Valls, est le chantre de cette inflation du vocabulaire quand il déclare désormais que la France ne peut plus accueillir « autant de migrants » ou qu’il en appelle à « l’union sacrée », locution utilisée en 1914 devant l’imminence de la guerre, ou qu’il réclame le contrôle aux frontières – ce que permettent déjà les accords de Schengen. Et pour quelle efficacité, si les terroristes naissent et grandissent chez nous ?
Quel est le rôle de ces manipulations sémantiques ?
Tout cela a un sens politique et sert aussi, bien sûr, des calculs électoraux mesquins face à la menace du Front national. Par la force symbolique des termes utilisés, on évacue l’immense chantier de la lutte contre les causes qui permettent au terrorisme de prospérer. Scander « guerre ! » donne l’illusion que les grandes gesticulations ont le pouvoir de régler les problèmes. Elles étouffent les nécessaires débats et exonèrent de toute réflexion. La France fait partie, comme la Belgique, de ces pays où la radicalisation islamiste s’est alimentée aux tensions sociales, dans une frange importante de la population, déclassée, qui subit des humiliations répétées. Bombarder les bases arrière de Daech en Syrie ou d’Aqmi au Sahel ne changera rien à cet état de fait. En outre, l’instauration de l’état d’urgence au nom de la sécurité permet de réprimer l’expression de mouvements qui n’ont à voir avec la situation, comme on l’observe avec les interpellations de militants qui bravent l’interdiction de manifester. Il faudra m’expliquer pourquoi le marché solidaire des XIe et XXe arrondissements parisiens a été annulé « en raison de l’interdiction de manifester sur la voie publique », quand le marché de Noël des Champs-Élysées est officiellement maintenu ! En comparaison, la Tunisie, en dépit de la fragilité de l’État, n’a pas réagi avec cette dimension politicienne : c’est très frappant. Après l’attentat du musée du Bardo en mars dernier, le gouvernement non seulement n’a pas interdit la marche d’ouverture du Forum social mondial, qui se tenait à Tunis quelques jours plus tard, mais il l’a soutenue. Et l’attaque du 24 novembre n’a pas justifié l’interdiction des grèves ou des manifestations de travailleurs qui agitent actuellement le pays, pourtant l’un de ceux qui, proportionnellement à leur population, ont vu le plus grand nombre de leurs ressortissants rejoindre les mouvements terroristes en Syrie.