Bruno Latour : « La COP 21 travaille la nouvelle question sociale »
Auteur de huit conférences sur le « nouveau régime climatique », Bruno Latour interroge l’évolution du rapport à la nature.
dans l’hebdo N° 1380 Acheter ce numéro
Avec Face à Gaïa, Bruno Latour poursuit un travail de longue date mêlant anthropologie et philosophie des sciences, en particulier sur les « mutations écologiques » et climatiques, « comme on disait au siècle passé », souligne-t-il. Il interroge surtout l’évolution de notre rapport à « la nature », une notion essentialisée et, selon lui, dépassée. Alors que s’ouvre la COP 21 à Paris, il s’en explique ici dans ce contexte particulier, au lendemain des attentats parisiens et à travers le monde, a priori peu propice à la réflexion.
Dans la première de vos huit conférences, vous dites que « l’écologie rend fou ». Pourquoi ?
Bruno Latour : L’écologie rend fou parce que personne n’a un rapport simple avec ces questions : nous sommes tous divisés, y compris intimement, en tant que consommateurs, producteurs, utilisateurs de voitures, entre parents et enfants, etc. Nous sommes tous en désaccord sur l’utilisation ou l’occupation de la Terre, des territoires, et donc sur la définition de la souveraineté. Et nous n’étions pas préparés à vivre ce type de désaccord. L’écologie devait a priori désigner les problèmes d’environnement, donc ceux du dehors, de l’extérieur. Or, ces questions arrivent dans notre vie sociale, collective, et nous rendent fous.
Dans la dernière conférence, vous dites qu’ « il ne faut pas laisser les États-nations occuper seuls la scène ». La COP 21 est donc mal partie ?
Je ne le crois pas. Elle a accompli un travail énorme de repolitisation de questions qui, jusqu’ici, ne rentraient pas dans l’orbite de la politique, au sens classique du terme. Car c’étaient autrefois des questions que l’on disait « environnementales », avant la disparition de la notion d’environnement. Le problème est que ce travail est découpé entre États souverains, alors que tous les sujets que ceux-ci doivent affronter les dépassent, ou plutôt les traversent : qu’il s’agisse des questions d’eau, de mers ou de pollution de façon plus classique. Ou davantage encore la question du climat, qui concerne la planète entière. On a donc des États qui essaient de résoudre des problèmes dont la configuration leur échappe par la nature des choses. On doit à la fois célébrer le travail qui a été fait depuis vingt ans par les États nationaux, mais aussi se préparer à la suite. Et, cette suite, c’est ce qu’on a exploré dans notre petite simulation (théâtrale), c’est-à-dire la question de savoir quelles seront les formes de souveraineté capables à l’avenir d’appréhender la situation, de façon réaliste. Cela implique que cette souveraineté soit partagée. Et, aujourd’hui, cette situation est irréaliste puisqu’elle est divisée uniquement entre États souverains, qui sont plus de 190… Pour le moment, ce sont surtout les villes qui essaient d’avoir une représentation d’autorité sur ces questions. La représentation des intérêts, des autorités et des souverainetés est l’une des plus importantes que l’on ait essayé d’éclairer. Or, depuis les attentats du 13 novembre, on revient à des dispositifs très classiques d’armée et de police qui sont évidemment nécessaires mais qui relèvent de la définition ancienne de la souveraineté de l’État. On se trouve donc dans un tempo assez délicat, car on est pris entre une défense traditionnelle exercée par l’État (et celui-ci doit le faire pour empêcher que l’on vienne nous tirer dessus avec des Kalachnikov) et la nécessité de réinventer complètement l’État !
Vous écrivez que les mutations écologiques ou climatiques constituent une nouvelle question sociale. Remplace-t-elle la question sociale traditionnelle ?
L’écologie, aujourd’hui, n’a plus rien à voir avec un domaine particulier. Comme on le voit bien dans la récente Encyclique du pape, elle recouvre essentiellement des questions d’inégalités, de pauvreté, de répartition des richesses. Le dernier livre de Naomi Klein l’a bien montré [^2]. Dans le temps, on s’adressait à « la nature » ou à « l’environnement », qui faisaient de l’écologie un domaine spécialisé et ne sont plus des catégories pertinentes aujourd’hui. De même quand on s’intéressait au « climat », qui n’est qu’une conséquence lointaine de décisions prises à une tout autre échelle. C’est ce que la COP 21 était en train de changer avant les attentats, et c’est cela qui est plutôt triste : cet aspect commençait à être compris dans l’opinion, les médias, et on se retrouve dans une logique de repli sur soi. Dans l’une des conférences, je signale les conséquences de l’assassinat d’Henri IV en 1610. C’est un peu ce qui se passe en ce moment : après une attaque, on décide d’arrêter de réfléchir et on se défend. Mais malheureusement, aujourd’hui, on n’a plus le luxe de ne pas réfléchir. Et c’est difficile d’appréhender ce qui est une mutation de l’ancienne question sociale, en englobant désormais l’eau, l’air, le sol, le pétrole, le gaz, le charbon, la ville, le transport : toutes ces questions qui étaient autrefois pensées séparément se trouvent toutes liées comme une nouvelle question sociale.
Ne délaissez-vous pas justement l’ancienne question sociale et les rapports de classes qu’elle comprenait ?
Je dirais plutôt que c’est elle qui s’est laissée ensabler. Et il a fallu attendre le Vatican pour qu’il nous rappelle que la question des inégalités et celle dite écologique sont en fait les mêmes ! C’est peut-être dommage que ce soit un pape qu’il le fasse, mais il faut prendre les choses telles qu’elles nous arrivent… En tout cas, les écologistes n’ont pas été capables de se sortir de cette affaire de « nature » qui n’a aucun sens, et la gauche traditionnelle n’a pas été capable de s’apercevoir que le monde, face à elle, avait changé en profondeur. Mais les choses vont maintenant bouger. Parce que tout le monde s’aperçoit qu’il s’agit de questions de civilisation, finalement tout à fait classiques, de désaccord sur la façon de mener nos vies. C’est pourquoi je pense que la question sociale va en ressortir renforcée, beaucoup plus riche du point de vue de son contenu, beaucoup plus anthropologique pourrait-on dire, car il ne s’agira pas seulement des êtres humains soumis à des pouvoirs : on va en quelque sorte sortir du XXe siècle. Et, surtout, l’écologie va enfin abandonner son obsession pour la seule « nature ». Je suis donc optimiste sur le long terme, car je crois que la façon d’appréhender les problèmes sera profondément bouleversée.
Vous reprenez le concept d’anthropocène, qui inclut la notion d’une responsabilité écologique partagée entre les acteurs. Pensez-vous que la COP 21 puisse imposer à chacune des parties la prise en compte effective de cette responsabilité ?
Cette question est au cœur même de la COP. Je crois que c’est un des éléments qui ont beaucoup avancé. Y compris le fait que la simple notion de responsabilité ne permet pas d’aller très loin. Le problème est tellement grave aujourd’hui pour tout le monde qu’il faut se demander maintenant comment aller au-delà de la détermination de la responsabilité de chacun. Cette COP a en tout cas fait le travail principal, consistant à repolitiser les thèmes les plus importants, qui dépassent d’ailleurs largement les seules questions de climat, et qui constituent ce que j’appelle le « nouveau régime climatique ». C’est déjà une avancée majeure.
[^2]: Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, Naomi Klein, traduit de l’anglais par N. Calvé et G. Boulanger, Actes Sud, 2015.