COP 21 : « Si on ne marche pas, ça ne marchera pas ! »
Dimanche, en dépit des interdictions, de nombreux mouvements ont défilé pacifiquement pour le climat. Mais, abrité derrière l’État d’urgence, le gouvernement s’est livré à une répression sans précédent.
dans l’hebdo N° 1380 Acheter ce numéro
Ce dimanche 29 novembre en fin d’après-midi, place de la République, les gendarmes mobiles étaient détendus et volontiers blagueurs. Au terme de trois quarts d’heure d’une parodie d’émeute, sur une place qu’on croirait dessinée pour le « maintien de l’ordre », ils ont conclu sans difficultés une semaine de mise à l’index des militants écologistes, au moment précis où tous les regards sont tournés vers les racines de leur combat.
Les altermondialistes ont été ciblés par une vague inouïe de répression par anticipation. Au moins 24 assignations à résidence ont été prononcées sur la base de renseignements approximatifs. Les arguments déclinés par les arrêtés sont sans ambiguïté : c’est le « profil militant » qui est ciblé : tel assigné en Ariège « envisageait de se rendre à la COP 21 », tel autre, rennais, « était présent à la manifestation du 22 février à Nantes ». Des perquisitions administratives ont aussi été lancées au domicile de onze militants rennais proches du mouvement de Notre-Dame-des-Landes, dans trois squats en région parisienne, ou encore chez deux maraîchers bio en Dordogne (liste non exhaustive). Dans ce contexte, la moindre manifestation non réprimée prenait la saveur d’une grande victoire. Le convoi de deux cents cyclistes et cinq tracteurs parti le 21 novembre de Notre-Dame-des-Landes, décrit comme un « groupuscule appartenant à la mouvance contestataire radicale et violente » par un arrêté de la préfecture d’Eure-et-Loir, a contourné les interdictions dans une douce euphorie.
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Samedi, les participants étaient même** franchement fiers d’avoir pu déplier les tréteaux de leur « banquet des irréductibles » devant les grilles du château de Versailles. Brandissant une bonne humeur contre laquelle les arrêtés n’ont aucune prise. Avec sa cantine, ses toilettes sèches et sa cabane d’accueil montées sur des bétaillères, le cortège organisé par les zadistes s’installe chaque soir comme une mini-« zone à défendre » (ZAD) itinérante et légale chez des amis des comités de soutien à la lutte de Notre-Dame-des-Landes. « Nous avons réussi à refuser collectivement un contrôle d’identité au deuxième jour du convoi », raconte un participant, qui se réchauffe autour d’un brasero lors de l’avant-dernière escale du convoi en Eure-et-Loir. « Ça a donné un coup de pêche à tout le monde ! » Le consensus était établi au sein de cette assemblée hétéroclite, rassemblant toutes les composantes du mouvement, pour éviter l’affrontement sans pour autant tourner poliment les talons face aux interdictions de manifester. Le plateau de Saclay, où la convergence était prévue avec les trois autres groupes partis à pied d’Agen et de Forcalquier, et à vélo de Bure, avait été transformé en « zone de protection et de sécurité », un dispositif inédit de la loi sur l’état d’urgence qui prévoit que quiconque doit pouvoir « justifier de la nécessité de sa présence » sur place.
Les 130 organisations de la Coalition climat ont, elles, tenté de sauver ce qui pouvait l’être d’un week-end de mobilisation qu’elles préparent depuis un an. L’organisation de la chaîne humaine, pour contourner les interdictions de manifester, défendue notamment par Attac, Alternatiba et 350.org aura même fait naître de vives tensions au sein de la coalition. Les militants risquent de passer encore quelques nuits blanches, mais ils ont d’ores et déjà réussi à constituer dans toute la France des chaînes humaines qui ressemblaient dans bien des cas à des mini-manifs sur les trottoirs. Durant le week-end, la même détermination s’affichait sur les visages des milliers de personnes qui ont bravé en France les interdictions de manifester. Dans le monde, ils étaient 570 000 dans 2 300 rassemblements selon le décompte d’Avaaz, ONG de cybermilitantisme.
À Paris, une femme aux cheveux grisonnants est postée à la sortie du métro Oberkampf avec un large sourire et une pile de petits papiers rappelant les consignes. La « chaîne humaine pour un climat de paix » est tolérée sur les trottoirs du boulevard Voltaire, autour duquel ont eu lieu les attaques du 13 novembre, mais la circulation ne doit pas être perturbée. Des gilets verts postés à chaque intersection se chargent du bon déroulé des événements. « On est un peu déçus par les interdictions de manifester, mais nous restons mobilisés et pacifiques », assure une jeune manifestante venue seule de San Francisco pour la quinzaine d’actions prochaines, installée dans la chaîne aux côtés d’Allemands et de Hongrois. Barth, un des militants basques de Bizi, la maison mère du mouvement Alternatiba, longe le boulevard à vélo pour veiller à ce que tout se passe bien, les traits tirés par la fatigue. Les trottoirs manquent de déborder sur la route : « On s’est engagés à ce que ça ne parte pas en manifestation », assure le militant. 12 h 28. Le mot d’ordre de dispersion se diffuse le long des 3 kilomètres de la chaîne humaine, « comme prévu ». Consignes suivies illico, mais non sans regrets, par les quelque 10 000 participants. « Ça a été un peu court, lâche Marie, 20 ans, sur le chemin du retour. Mais on s’attendait à ça. Il faut savoir être humble. Nous reviendrons. » Place de la République, Avaaz range déjà les centaines de chaussures étalées pour la photo en symbole d’une marche interdite. Erwan, un Parisien de 48 ans, arrive juste, « atterré par le prétexte fallacieux de l’état d’urgence » qui ne l’empêchera pas, lui, de manifester. Ce qui arrivera ensuite, il le devine sans mal : « Une poignée de casseurs va en découdre et cela servira de prétexte au gouvernement, on a l’habitude. »
« Si on ne marche pas, ça ne marchera pas !», entonne bientôt un petit cortège de téméraires, alors qu’une foule de plusieurs milliers de personnes converge vers la place interdite, où certaines organisations ont maintenu leur appel à manifester. Alternative libertaire prend la tête de cortège sans attendre 14 h, horaire de rassemblement selon certains mots d’ordre. Le flot humain circule autour de la place transformée en souricière par les barrages de police placés à chaque sortie. Après deux tours de la place, les petits groupes vêtus de noir, au physique d’adolescents, prennent les premières lignes avec un mélange d’excitation et de stress, pour s’avancer vers les cordons et faire parler les gazeuses des CRS. « Ils vont lancer des gaz lacrymogènes pour nettoyer la place », lâche un agent de la RATP quelques minutes avant les premières déflagrations. Pendant trois quarts d’heure, les tirs de bougies commémoratives, prélevées sur le mémorial des attentats du 13 novembre, répondent aux grenades assourdissantes ou lacrymogènes. Puis les cordons de CRS et de gendarmes mobiles resserrent l’étau sur une foule désormais clairsemée. « Fumiers ! » : le message codé se propage dans l’émeute encerclée. Les membres du bloc violent jettent leurs impers et cagoules noirs, les mettent en tas et les brûlent pour ne plus être identifiables. Les mouvements de foule et jets de projectiles s’arrêtent, et la manif retrouve subitement son allure tranquille. À l’opposé de la zone d’affrontement, un petit rassemblement jusqu’alors immobile est vite encerclé. Quelques dizaines de minutes plus tard, un second groupe d’environ 200 personnes se laisse cerner à son tour. Un jeu d’enfant pour les forces de l’ordre. Il y aura 341 interpellations et 316 gardes à vue, dont 9 prolongées après 24 heures, principalement contre des militants politiques pacifiques, restés sur la place de la République malgré les gaz lacrymogènes pour dire leur refus de l’arbitraire. Le NPA, SUD et Alternative libertaire comptent certains de leurs militants dans le lot.
François Hollande, Manuel Valls et Bernard Cazeneuve n’ont pas tardé à communiquer, dimanche après-midi, pour relever le fait que des bougies commémoratives figuraient parmi les projectiles reçus par les forces de l’ordre. Un détail qui fait passer leur propre brutalité contre le mouvement écologiste au crédit de l’unité nationale. Tous ceux qui s’opposaient pacifiquement à l’état d’urgence, encore nombreux derrière la centaine de silhouettes noires, sont relégués au rang des profanateurs de mémorial. De l’autre main, Bernard Cazeneuve « remercie » les organisations écologistes d’avoir eu « l’esprit de responsabilité » d’annuler les marches qu’elles n’avaient pas le droit d’organiser, sur l’ensemble du territoire. 19 heures, la place est plongée dans le noir et presque entièrement bouclée par les forces de l’ordre. Lucie angoisse, seule devant une rangée de gendarmes mobiles qui lui barrent l’accès. Elle a des amis de l’autre côté, qui ne sont pas bien méchants. Pour sa petite bande, l’aventure a commencé il y a plus d’un mois, lorsqu’ils ont entrepris de marcher depuis la ZAD qu’ils occupent près d’Agen, contre un projet de technopôle de béton sur 220 hectares de terres, « les plus riches du département ». Trois jours plus tôt, dans l’humidité glaciale d’un jardin public de Rambouillet (Yvelines), elle nous racontait ce combat et « le mode de vie » auquel elle a décidé de consacrer sa jeunesse. Sa passion pour la permaculture, l’échange des savoirs et la lutte, « qui sert de ciment dans les relations, pas toujours faciles, entre des gens très différents » .
Sur leur route, les flics aux fesses, les jeunes gens ont mesuré l’ampleur du fossé qui s’est creusé entre leur combat pour la préservation des terres paysannes et ce qu’en disent les autorités. « Ils disent qu’on est violents, car ils ont peur que nos idées s’étendent. C’est un mouvement qui draine beaucoup de monde, mais qui n’est pas palpable. Ça énerve beaucoup le gouvernement », juge Lucie. Dimanche, le « mouvement ZAD », devenu un élan national depuis deux ans, est tombé dans un traquenard. « On n’a jamais vécu une situation comme celle-là et on ne sait pas trop comment réagir, raconte une Agenaise qui a quitté très tôt la place de la République. Face à une telle dérive autoritaire, nos automatismes ne sont plus valables. »