La clepsydre et les insensés
La noirceur des bouleversements qui menacent ne parvient pas encore à notre entendement collectif.
dans l’hebdo N° 1382-1384 Acheter ce numéro
« Avec 3 °C de plus, on est foutu ! » Cette sentence péremptoire, entendue samedi soir dans la bouche d’une jeune militante à l’annonce de l’accord signé à la COP 21, ne nous a donné l’envie ni d’en sourire ni de lui opposer la réplique de Talleyrand : « Tout ce qui est excessif est insignifiant. » La juste perception des enjeux, dans le domaine du climat, est une expérience cruciale qui demeure bien trop confidentielle. Et les pédagogues bafouillent encore. Il faudrait abandonner cette jauge exprimée en degrés, finalement absconse : qui a peur de 3 °C ? L’année 2015 sera la plus chaude jamais enregistrée depuis que l’on mesure les températures sur la planète. Avec quelle vigueur s’en est-on plaint au Bourget ou à New York, qui déjeunait sur les terrasses dimanche dernier par 19 °C au lieu de 3 °C en moyenne pour une mi-décembre ?
La noirceur des bouleversements qui menacent ne parvient pas encore à notre entendement collectif. Au-delà de 2 °C de réchauffement moyen, personne ne sait décrire ce que peut devenir la machine climatique, car des phénomènes d’emballement commencent à intervenir, invalidant tout calcul prospectif. Il nous revient en mémoire le chapitre inaugural d’un ouvrage de Jean-Marie Pelt et Éric Séralini, Après nous le déluge ? [^2]. Dans une langue rigoureuse et amoureuse, les deux scientifiques décrivent le miracle de la Terre, planète unique jusqu’à nouvel ordre, où un agencement de paramètres parfaitement improbable à l’échelle de l’univers a mis en route, avec leurs dynamiques propres et entrelacées, les cycles de l’eau, de l’air, du carbone, des minéraux… pour élaborer cette inexplicable alchimie qu’est la vie. Sur une infime pellicule de quelques centaines de mètres d’épaisseur, à l’interface entre l’atmosphère, les sols et les océans, cette fabuleuse clepsydre a permis l’émergence de l’espèce humaine. Dont les dirigeants, le 12 décembre 2015, ont renoncé à adopter les mesures fortes et sensées qui auraient alimenté l’espoir de ne pas trop perturber un équilibre ayant mis 4,6 milliards d’années à s’établir. Qui pourra expliquer aux générations futures (les dernières ?) par quelle furie collective nous n’avons pas voulu renoncer à quelques dérisoires décennies supplémentaires de profit immédiat, généré par les énergies fossiles, la surconsommation, l’agriculture industrielle, le pillage du sous-sol, des océans, des forêts ?
[^2]: Flammarion, 2006.