La France malade de sa grandeur passée

Le philosophe Raphaël Liogier analyse le populisme réactionnaire actuellement à l’œuvre à la lumière du « complexe de Suez ».

Olivier Doubre  • 9 décembre 2015 abonnés
La France malade de sa grandeur passée
© **Le Complexe de Suez. Le vrai déclin français (et du continent européen)** , Raphaël Liogier, éd. Le Bord de l’eau, 178 p., 16 euros Photo : Cohen/AFP

Égypte, 1956. Le président Nasser vient de nationaliser le canal de Suez, passage obligé des importations mondiales de pétrole en Occident. L’Angleterre et la France mettent sur pied une expédition militaire censée ramener l’administration du précieux canal dans le giron européen. La victoire militaire est totale. Mais la France et l’Angleterre ne sont plus les puissances d’avant 1940. Depuis Yalta, Moscou et Washington décident seuls du nouvel ordre mondial. Et, sur fond de menaces (théoriques) de la Russie d’user de l’arme nucléaire en soutien à son allié Nasser, les États-Unis vont intimer aux deux anciens empires coloniaux de retirer leurs troupes, afin de ne pas mettre en péril les équilibres de la guerre froide. L’Égypte gérera désormais souverainement un canal de Suez entièrement situé sur son territoire. L’ordre mondial hérité du XIXe siècle disparaît : « La crise de Suez scelle le destin de l’Europe en mettant fin à sa domination sur le monde. » Depuis, le Vieux Continent – et la France en particulier– se vit « en état de siège », en proie à ce « complexe de Suez » qui ne la quitte plus…

Telle est l’hypothèse de Raphaël Liogier pour expliquer à quel point « la vision pathologique d’une guerre de civilisation » mine les fondements philosophiques et politiques de l’Europe, et en premier lieu de la France. Philosophe, professeur à Sciences Po-Aix-en-Provence, il avait déjà montré dans un précédent ouvrage [^2] comment « le mythe de l’islamisation » ronge la société française et ses élites, justifiant le repli sur soi aujourd’hui à l’œuvre, mêlant paranoïa sécuritaire et « racisme culturel », à droite comme dans une partie de la gauche. L’auteur va aujourd’hui plus loin. Le sentiment de déclin et d’un hypothétique envahissement conduit des nations autrefois fers de lance de l’idéal démocratique, France en tête, à développer un arsenal de mesures discriminatoires et d’entorses aux principes démocratiques et à l’État de droit. Pire, les élites réactionnaires en appellent « au retour à la pureté identitaire », contre le grand complot d’un multiculturalisme supposé conduire à la « vassalisation de la “civilisation européenne” ». Par qui ? Une islamisation rampante en Europe, bien sûr, à coup de pétro-dollars des monarchies du Golfe, et surtout une immigration massive d’individus « inassimilables », de culture musulmane, potentiellement antisémites, détestant les droits de l’homme et « nos » valeurs, c’est-à-dire « la laïcité, l’égalité hommes-femmes, le féminisme, la “théorie du genre”, l’égalitarisme », etc. Quand bien même les chiffres montrent que la France, mue par ce type de peurs, compte parmi les pays qui accueillent le moins d’immigrés, du fait de politiques migratoires toujours plus restrictives.

Raphaël Liogier déconstruit ce nouveau « populisme culturel » en montrant qu’il est essentiellement « liquide » (c’est-à-dire mouvant), bannissant au passage la trop simple explication du « retour aux années 1930 ». Cette défense de la « culture occidentale » est un concept flou, « un récipient qui peut contenir tout et n’importe quoi » (des goûts, des « valeurs », un « mode de vie »…). D’où « cette fluidité [du] populisme actuel, qui ne s’arrime à aucune idéologie précise mais circule au gré des fluctuations sauvages de ce qu’on appelle “l’opinion publique” ». Il peut ainsi, au gré des circonstances, prendre la défense de « l’îlot démocratique » que serait Israël au milieu « de hordes barbares musulmanes », puis s’allier avec les musulmans les plus rétrogrades contre le mariage pour tous. Et, dans une « verve anti-intellectualiste », rassembler un peu tous les réactionnaires, juifs ou musulmans, contre la « pensée de 68 », synonyme de libération sexuelle et de permissivité… Loin de faire le parallèle avec les peurs qui avaient cours à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Raphaël Liogier préfère tenter l’analogie avec l’Empire romain : « Tant que l’Empire a été ouvert à la diversité, par exemple en accordant de plus en plus largement la citoyenneté romaine aux autochtones de ses colonies, il a prospéré, s’est solidifié. C’est lorsque les élites latines ont commencé à se rétracter sur elles-mêmes que les choses se sont dégradées. » Or, la France est aujourd’hui « rétractée sur elle-même » et se sent « menacée par des minorités ethnoculturelles qui ne demandent qu’à être considérées pleinement comme françaises  […] tout en gardant leur identité propre ». Et l’auteur de conclure qu’en France, justement, ceux « qui hurlent à la décadence, en appellent à la pureté de la nation, à une hygiène culturelle, sont le symptôme de la décadence qu’ils dénoncent, et participent à son accélération ». Il est donc temps de sortir de nos démons identitaires. Et de notre complexe de Suez.

[^2]: Le Mythe de l’islamisation, Seuil, 2012.

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