Royaume-Uni : L’Ukip laboure les terres travaillistes
Longtemps retranché au sud du pays, le parti populiste et xénophobe s’étend dans les bastions populaires. Comme en écho au Front national en France. Correspondance d’Emmanuel Sanséau.
dans l’hebdo N° 1382-1384 Acheter ce numéro
Il suffit de prononcer un acronyme pour voir des mines affables s’assombrir. « Ukip ». Sous les lumières blafardes du marché couvert d’Oldham, nord-ouest de l’Angleterre, les commerçants affirment un à un ne pas avoir beaucoup de sympathie pour le parti de droite radicale. « Ils ont pas mal d’adhérents dans le coin, assure la serveuse d’un café, abritée derrière une vitrine de cheesecakes. Un groupe de militants s’installait sur la terrasse tous les week-ends. » Et le fleuriste, dans la boutique adjacente, d’ajouter : « On les a vus distribuer des tracts les semaines précédentes. Même Nigel Farage [le leader du parti, NDLR] était là. Mais depuis les élections, plus rien ! »
Juchée sur les flancs venteux des Pennines, chaîne montagneuse jouxtant Manchester, Oldham (227 000 habitants) ressemble à toutes les villes du nord-ouest de l’Angleterre. Froide, rouillée, déprimée. Bien loin de la « reprise économique » tant vantée par David Cameron, elle en incarne au contraire les revers les plus violents. Ici, la banque alimentaire locale est florissante, le niveau de pauvreté infantile compte parmi les plus élevés du royaume et les indices de santé stagnent à des niveaux alarmants. Si Winston Churchill y fit ses premiers pas avec les conservateurs, le Labour y règne en maître depuis soixante-dix ans. C’est en effet un bastion rouge dans l’archipel des circonscriptions travaillistes : le Nord, vermoulu par trente ans de thatchérisme, est moins sensible aux homélies conservatrices. Pourtant, le 3 décembre, l’élection du nouveau député d’Oldham (précipitée par le décès du travailliste Michael Meacher) a ravivé un doute. Le parti populiste et xénophobe United-Kingdom Independence Party (Ukip) s’y est élevé, pour la seconde fois, au rang de deuxième force politique. Tandis que le jeune travailliste Jim McMahon a remporté une victoire salutaire pour la nouvelle direction du parti (62,3 %), l’Ukip a vu ses scrutins augmenter de 20 points ces cinq dernières années. Sans grande surprise, Nigel Farage a tout de même crié à la fraude électorale. Bien que piétinant derrière les partis traditionnels, l’Ukip s’étend progressivement au-delà de ses retranchements méridionaux et de sa base électorale eurosceptique. En 2014, à Heywood et à Middleton (circonscription voisine d’Oldham), une centaine de voix seulement ont manqué au parti pour briguer un siège que le Labour croyait imprenable. Et, si les élections générales de mai dernier n’ont envoyé qu’un député Ukip à Westminster, le parti de Nigel Farage est arrivé en deuxième position dans 120 circonscriptions, talonnant des majorités travaillistes réputées stables et remplaçant brutalement des oppositions libérales-démocrates. « On estime que, cette année, 10 à 20 % des électeurs Ukip venaient du Labour, explique Caitlin Milazzo, professeur de sciences politiques à l’université de Nottingham. Il ne faut pas sous-estimer leur nombre. »*
Si la campagne de John Bickley, candidat malheureux d’Oldham, s’est lourdement épanchée sur « l’identité », « l’opposition à l’immigration de masse » et la « sortie de l’Union européenne », thèmes traditionnels de l’Ukip, elle a aussi dévoilé sa nouvelle marotte : « l’anti-patriotisme » de Jeremy Corbyn. Ainsi de ses affiches où le nouveau leader travailliste figure tel un criminel recherché par la police – en légende : « Menace pour notre nation ». Le Républicain se serait rendu coupable de lèse-majesté en s’abstenant de chanter l’hymne « God Save The Queen », en septembre, lors d’une commémoration officielle de la Seconde Guerre mondiale. « Corbyn est un cadeau pour nous, soutient John Bickley, rencontré quelques jours avant l’élection. Il me fait souvent penser au présentateur d’une émission satirique, occupé à lire des âneries sur un prompteur. » Quand bien même il est dirigé par un ancien courtier de la City, le parti n’hésite donc plus à brandir l’étendard d’une « majorité silencieuse » délaissée par les élites travaillistes… en substituant la xénophobie à la lutte des classes. « Avant, c’était le Labour qui représentait les classes populaires, ajoute John Bickley. Le parti les a trahies, notamment en encourageant l’immigration massive, surtout d’Europe de l’Est, laquelle a eu un fort impact sur la vie des classes populaires et a augmenté la pression sur les services publics. » Quand les sondages placent l’immigration en tête des préoccupations des Britanniques, l’Ukip recrute un électorat populaire, relativement âgé, blanc et précarisé. La même fuite électorale a eu lieu en 2009 lorsque le parti d’extrême droite British National Party (BNP) raflait les « working class » déçues du New Labour. « L’idée centrale de notre parti, c’est de transcender les vieux clivages politiques, soutient Nigel Farage, tonitruant leader du parti. Le clivage gauche/droite, c’est terminé. Ce que veulent les gens, ce sont des solutions, pas de l’idéologie. » À la question de savoir comment sa « politique apolitique » – qui emprunte invariablement les « solutions » de la droite la plus réactionnaire – peut attirer les électeurs du Labour sans jamais questionner la régression sociale menée par le gouvernement Cameron, Farage répond : « Je ne suis pas de ceux qui font des ruses populistes ! Je ne suis pas Marine Le Pen ! Je reconnais que nous avons un gros problème de déficit public et n’ai jamais promis d’argent facile à ces gens. Notre credo, c’est l’identité. » De fait, l’Ukip s’est toujours montré intarissable sur les valeurs, mais beaucoup plus évanescent sur l’économie.
Alors que le populisme de droite s’enracine sur les ruines du thatchérisme, le nouveau leader travailliste parviendra-t-il à renouer avec les laissés-pour-compte du pays le plus inégalitaire de l’UE ? « Le problème de Jeremy Corbyn, c’est que sa base électorale traditionnelle est dans les classes populaires, explique Caitlin Milazzo. Mais, pendant les années Blair, le Labour a ciblé les classes moyennes plus prospères et plus éduquées. Maintenant, le parti doit gérer deux bases électorales avec des intérêts opposés. Ses décisions comme l’opposition aux bombardements en Syrie résonnent bien chez les classes moyennes urbaines, moins dans les classes populaires. » Après un début mouvementé à la direction du Labour Party, Jeremy Corbyn a acclamé la victoire d’Oldham comme un premier « vote de confiance ». Gageons que les membres de son « cabinet fantôme », qui semblent encore peu enclins à franchir le périphérique londonien, accueilleront le nouveau député Jim McMahon comme une bouffée d’air frais.