Afrique en chantier

Avec leur Combat de nègre et de chiens, Laurent Vacher et ses quatre comédiens portent avec brio le tragique de Koltès. Sa subtilité dans le traitement de la différence.

Anaïs Heluin  • 27 janvier 2016 abonné·es
Afrique en chantier
Combat de nègre et de chiens, de Bernard-Marie Koltès, mis en scène par Laurent Vacher, jusqu’au 30 janvier, Théâtre Ici&Là, Mancieulles (54), 03 82 21 38 19.
© Christophe Raynaud de Lage

L’actualité koltésienne suit son cours. Tandis que se déroule la tournée du Retour au désert d’Arnaud Meunier (cf. Politis n° 1376), que l’excellent Roberto Zucco de Richard Brunel répand son sombre enchantement au TGP à Saint-Denis et que Roland Auzet s’apprête à entrer aux Bouffes du Nord avec Dans la solitude des champs de coton – interprété par deux femmes –, Laurent Vacher monte Combat de nègre et de chiens. La pièce de Bernard-Marie Koltès la plus marquée par son expérience africaine.

Ce texte écrit en 1979 n’est pourtant pas une pièce africaine, et c’est là tout son intérêt. « Combat ne parle pas, en tout cas, de l’Afrique et des Noirs – je ne suis pas un auteur africain –, elle ne raconte ni le néocolo-nialisme ni la question raciale. Elle n’émet certainement aucun avis », disait Koltès dans un entretien avec Jean-Pierre Han paru en 1983 dans la revue Europe. Une citation maintenant célèbre, dont Laurent Vacher a su traduire en espace et en mouvements la beauté et les paradoxes.

Familier de l’écriture à la fois moderne et empreinte d’oralité africaine – cela, l’auteur le reconnaît volontiers – de Koltès, le metteur en scène a opté pour une scénographie dépouillée. Sur un plateau vide, délimité par une façade transformable en tôle et une paroi semi-transparente, les longs monologues koltésiens se déroulent sans que rien ne vienne les perturber.

Dans ce huis clos, les mots sont aussi contradictoires que les corps. Daniel Martin est un Horn à la faiblesse tragique, dont les propos sur l’amour et le rêve d’une ville unique qui accueillerait l’humanité entière (Acte I, scène 4) ont l’air incongru de ballerines en plein charnier. Dans le rôle de Cal, employé du chantier français de Horn et meurtrier d’un collègue noir dont il a jeté le corps à l’égout, Quentin Baillot passe sans transition d’une douceur enfantine à une agressivité tout animale. Comme si les propos racistes de son personnage n’étaient qu’une déclinaison de la tendresse excessive qu’il éprouve pour son chien. Le seul compagnon qu’il ait jamais eu, et qu’il perd au moment du crime.

Dans le décor conçu par Jean-Baptiste Bellon, la véranda et le rocking-chair suggérés par Koltès sont remplacés par un simple bidon d’essence. Support des jeux d’argent – et des bouteilles de whisky du patron et de son employé assassin –, ce meuble unique dit bien l’instabilité des personnages. Leur incapacité à habiter l’espace qu’ils se sont créé et leur irréalisable désir de fuite.

Rien d’africain dans ce non-lieu. Rien non plus de vraiment français. Contrairement à Roland Auzet, Laurent Vacher a pourtant respecté à la lettre les exigences de distribution de Koltès, toujours très précises. Horn, Cal et Léone (Stéphanie Schwartzbrod, bouleversante en petite bonne de Pigalle prête à cracher sur sa blancheur par amour pour Alboury) sont interprétés par des Blancs. Obsédé par l’idée de récupérer le corps de son frère défunt, Alboury est incarné par Dorcy Rugamba, coauteur de Rwanda 94, la fameuse pièce-fleuve de la compagnie belge Le Groupov, consacrée au génocide rwandais. Mais Laurent Vacher et ses comédiens parviennent à déracialiser la violence de ce huis clos.

Certes, Noirs et Blancs s’opposent de manière explicite. Ils se frappent. Se tuent. Avec une dignité rigide, presque inexpressive, Dorcy Rugamba semble exprimer un mépris muet envers les deux Français dégénérés de la pièce. Sa grande réserve en fait toutefois davantage le miroir d’une micro-société à bout de souffle qu’un adversaire de -l’Occident. Rouage central du processus de séparation entre haine et couleur de peau, l’Alboury de Laurent Vacher trouve en Léone une superbe partenaire dans la révélation des contradictions de chacun. De leurs pires accès d’intolérance comme de leur humanité. Car, chez Koltès, l’humanité résiste à tout.

Aussi hyperactive que Dorcy Rugamba est économe en gestes et en mots, Stéphanie Schwartzbrod incarne avec talent cet amour jusqu’au fond du trou. Elle est une vierge paradoxale – elle vient d’arriver en Afrique pour épouser Horn, qu’elle connaît à peine – en quête de rapports désintéressés. Autrement dit, un parfait double de Koltès, dont les correspondances regorgent de cet idéal relationnel. Grâce à la précision et à la complexité du jeu, le racisme de ce Combat apparaît alors comme un mal parmi tant d’autres. Et, chose plus difficile, comme un mal parmi des lueurs d’amour.

Théâtre
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