Attentats, un an après : Une société en mal de cohésion
L’historien Patrick Weil, auteur d’un livre sur la République depuis les attentats de janvier 2015*, analyse les conséquences de ces attaques sur les relations entre les Français de diverses origines.
dans l’hebdo N° 1385 Acheter ce numéro
Spécialiste de l’immigration, sujet sur lequel il a conseillé plusieurs gouvernements socialistes, Patrick Weil est l’auteur d’une étude approfondie de l’histoire et des grands principes de la République. Il décrit ici les bouleversements induits par les attentats qui ont frappé la France en janvier et novembre 2015, notamment sur la cohésion républicaine, notre vivre-ensemble et la législation, jusqu’à la Constitution.
Selon vous, qu’est-ce qui a changé en France depuis les attentats des 7 et 9 janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher ?
Patrick Weil : Ce qui a d’abord changé, c’est que ces événements ne sont pas restés isolés. Il y en a eu au moins trois autres : la décapitation d’un chef d’entreprise en Isère, la tentative d’attentat dans le Thalys et puis, bien sûr, le massacre du 13 novembre à Paris et à Saint-Denis. Chacun a confirmé l’existence d’une menace qui provient de quelques centaines de personnes, peut-être quelques milliers, tentés par l’action terroriste, qu’il faut empêcher d’agir. La question se pose de la stratégie et des moyens de la police, mais même une bonne réponse à cette question serait insuffisante. La seule réponse de fond à l’action terroriste est dans la cohésion de la société française et des Français dans leur ensemble ; si celle-ci est assurée, aucun acte ne pourra la déstabiliser alors que c’est bien ce qui est recherché. Or cette réponse concerne directement les 66 millions de Français, et aussi tous les étrangers qui vivent sur notre sol.
La cohésion républicaine est-elle en danger ?
La cohésion républicaine est un objectif et un travail permanents, qui nécessitent sans cesse une réactualisation, surtout après des événements aussi dramatiques. Or, comme je le montre dans mon dernier livre, les Français ne se sentent pas suffisamment des compatriotes. Une partie d’entre eux se disent : « Je ne reconnais plus le pays où j’ai grandi. » D’autres : « Je suis français en droit, mais je ne suis pas reconnu comme tel. » Il s’agit aujourd’hui de savoir comment ces deux « pôles » de compatriotes peuvent se retrouver. Nous sommes le plus vieux pays d’immigration d’Europe. Durant la première moitié du XXe siècle, nous avons fait venir des immigrés des pays voisins comme l’Italie, la Tchécoslovaquie, la Pologne puis l’Espagne : ces gens arrivaient de pays étrangers, ils apprenaient la langue, les lois et se naturalisaient. En revanche, dans la seconde partie du siècle, des migrants sont venus d’outre-mer, de nos anciennes colonies ou de colonies toujours françaises ; ils étaient souvent français, et presque tous parlaient notre langue. Or, quand ils arrivaient en métropole, on ne les reconnaissait pas comme tels. Et c’est d’ailleurs eux dont on dit souvent aujourd’hui qu’ils sont des « immigrés » alors que, précisément, ils ne l’étaient pas ! Nous souffrons toujours de cela : ils faisaient partie de l’histoire de France, et on ne reconnaît parfois toujours pas leur place dans cette histoire.
C’est pourquoi vous affirmez que la France souffre d’abord d’une « insécurité historique » plutôt que d’insécurité « culturelle »…
Une insécurité historique qui est elle-même produite par nombre de nos plus grands historiens. Ainsi, Pierre Nora et quelques autres, qui sont à l’origine du légitime appel « Liberté pour l’histoire » en défense d’un collègue poursuivi en justice pour des propos qui ne plaisaient pas à une association de Français d’outre-mer, ont ajouté à cette défense de sa liberté d’expression (que je partage) une remarque disant que c’était un anachronisme que d’appliquer, comme l’avait fait le Parlement, le concept de « crime contre l’humanité » à l’esclavage. Cela parce que, selon eux, cette notion n’avait été reconnue en droit qu’à partir de 1945 par le tribunal de Nuremberg pour le génocide des Juifs. Pourtant, ce que ces collègues ne savaient pas, c’est que la France a été le premier pays au monde à reconnaître dans son droit le crime contre l’humanité, à l’occasion de la première abolition de l’esclavage, en 1794, puis de nouveau pour la seconde en 1848. Et que la sanction pour un tel crime était la déchéance de nationalité ! Cet exemple est intéressant : il montre qu’un événement de notre histoire commune qui devrait faire notre fierté, qui nous lie à une France d’outre-mer, ne fait pas partie de l’histoire de France que l’on connaît en métropole, que l’on enseigne. À travers d’autres événements mieux partagés, avec un compatriote originaire d’Algérie ou du Mali, on devrait se reconnaître comme liés à un passé commun…
Que vous inspire la mesure annoncée d’inclure la déchéance de nationalité pour actes de terrorisme dans la Constitution ?
Introduire dans notre loi fondamentale une distinction entre Français selon qu’ils sont binationaux ou non portera sans aucun doute atteinte à la cohésion nationale – sans effrayer aucun terroriste. C’est inacceptable. La République n’a jamais fait cela, elle a toujours été indifférente à la double nationalité. Menacer de déchoir de leur nationalité des Français ayant une autre nationalité et qui commettent des actes de terrorisme aura probablement peu d’impact, sinon aucun, sur leur passage à l’acte. Mais c’est inscrire dans ce texte fondamental qui nous unit une différence essentielle entre deux catégories de Français, et aussi la suspicion sur tous les Français ayant une autre nationalité. Il y a une différence considérable entre amender une loi qui date de 1938 et qui permettait déjà de déchoir un Français ayant une autre nationalité (elle a été appliquée 523 fois depuis 1938) pour y ajouter ceux qui sont condamnés pour crime de terrorisme, et inscrire dans la Constitution une telle disposition. Il y a des dizaines de milliers de lois censées régler des situations particulières, et c’est leur rôle. Jusqu’ici, dans l’histoire de la République, la déchéance fonctionne à l’égard de personnes pour qui la nationalité française est devenue incompatible avec ce qu’ils sont, par exemple des Franco-Allemands qui avaient pris les armes contre la France en temps de guerre. Pour eux, conserver la nationalité française n’avait plus aucun sens. C’est ce genre de situations que la déchéance voulait régler. C’était bien différent de la création d’une sorte de peine de bannissement. Aujourd’hui, c’est le Royaume-Uni qui pratique le plus la déchéance de nationalité. Or, ce qui tient ensemble dans une monarchie, c’est l’attachement au monarque ; ce qui tient ensemble les Anglais, les Écossais et les Gallois, c’est leur attachement à la reine Elizabeth II. Dans une république, ce qui fait cohésion, c’est l’égalité dans la citoyenneté. On entend déjà, dans les conversations en famille, entre amis ou sur les lieux de travail, les gens s’interroger les uns les autres : « Et toi, es-tu binational ? En as-tu parmi tes proches ? » François Hollande et Manuel Valls se sont-ils rendu compte, lorsqu’ils parlent d’ « effet symbolique », de l’atteinte à la cohésion nationale qui est déjà à l’œuvre avant même le vote de cet amendement à la Constitution ? Il est vraiment étrange que le président de la République et le Premier ministre veuillent forcer le Parlement à adopter un amendement de la Constitution. S’il est adopté, il y sera inscrit comme une marque de différence indélébile. Aussi, quand on nous dit que 85 % des Français seraient en faveur de cette révision constitutionnelle, que dit-on aux 15 % qui s’y opposent ? Car on ne peut pas se permettre, sur la question de la nationalité dans la République, d’être divisés. Sur la politique économique, on peut être partagés, c’est la démocratie. Mais sur la citoyenneté, comme sur la République, on doit être 100 %, ou disons 99 % ! Par cette mesure, on va casser la citoyenneté.
Sommes-nous en guerre ? Ou engagés dans une guerre de civilisation ?
La guerre ne se déclare qu’entre États. Or Daech n’est pas un État. Et, si guerre il y a, elle oblige alors à protéger les prisonniers de guerre, ce qui n’est pas ce qu’on cherche à faire avec les combattants de Daech. En revanche, il nous faut débusquer ces gens qui se cachent et ne sortent que pour tuer – et souvent aussi mourir en faisant la une des télévisions du monde entier. Je crois que nous sommes tous choqués de savoir qu’une grande partie de ces tueurs sont sur des listes : on les connaît donc, mais on n’a pas les moyens de les suivre. Depuis janvier dernier, je pense qu’il faudrait instituer une Commission d’enquête indépendante, comme les États-Unis l’ont fait après le 11 Septembre. Cela obligerait en outre à avoir une réflexion sur la réorganisation de notre police et l’organisation de notre appareil de sécurité. C’est ce qui s’est passé aux États-Unis, où de multiples changements ont été implémentés. Un exemple parmi d’autres, que je suggère : le Canada et six États américains ont légalisé la marijuana. Or, 30 % de nos policiers sont affectés à la lutte contre l’usage des drogues. Ne pourrait-on pas expliquer aux Français que, malgré les drames de la consommation de drogues, les effets sociaux sont bien moindres que ce qui nous est arrivé cette année, et qu’il s’agirait aujourd’hui de réaffecter les forces de police à des tâches plus importantes ? Il faut savoir que les policiers eux-mêmes expliquent que la lutte contre l’usage de drogues ne fonctionne pas et ne sert à rien. En plus, on réduirait les trafics dont les ressources permettent d’acheter des armes et on créerait des emplois. Le temps n’est plus, en tout cas, à faire du surplace.