« Carol », de Todd Haynes : L’amour et autres scandales
Dans Carol, Todd Haynes met en scène une passion entre deux femmes de conditions différentes, dans les États-Unis conformistes des années 1950.
dans l’hebdo N° 1386 Acheter ce numéro
On a souvent associé le cinéma de Todd Haynes à celui de Douglas Sirk, parce que certains de ses films y font incontestablement écho ( Loin du paradis ), et parce que Haynes a une connaissance intime de l’auteur des Mirages de la vie. Toutefois, Todd Haynes ne singe pas Sirk. Il s’inspire d’un esprit et en emprunte certains traits, mais de biais. Comme le travail soigné sur les couleurs et les reconstitutions, même si on est loin, dans Carol, de l’exubérance sensuelle sirkienne.
Nous sommes dans le New York feutré des années 1950. Deux femmes sont attablées dans un café luxueux : une blonde, Carol Aird (Cate Blanchett), la quarantaine élégante, et une jeune femme châtain, Therese Belivet (Rooney Mara), qui occupe un rang social beaucoup moins élevé. Un gars passe à côté de leur table, hèle sans façon Therese, et les deux femmes sont amenées à se séparer. Carol s’éclipse rapidement, tandis qu’on sent Therese en proie à une forte émotion. Tout le film est ensuite construit sur un flash-back pour nous ramener enfin à ce moment initial qui va décider du sort du couple des deux femmes. Car c’est en effet une histoire d’amour entre deux femmes, aux États-Unis en plein milieu du XXe siècle, que raconte Carol. On comprend rapidement la nécessité d’une reconstitution minutieuse, en particulier des intérieurs bourgeois où évolue Carol, dominés par des teintes beige, cuivrées ou vert foncé. Ces décors confortables et cette lumière tamisée suggèrent le poids du conformisme, que peuvent pourtant venir bouleverser à l’écran un rouge tranché ou un mouvement vif. Autrement dit, symboliquement, l’homosexualité assumée d’une femme. Mais cette atmosphère esthétique pondérée, aux couleurs retenues, permet aussi de suggérer sans ostentation la montée progressive du feu du désir entre les deux femmes. La braise sous la glace, disait-on des blondes qui peuplaient le cinéma hitchcockien.
C’est ainsi que Todd Haynes filme Carol, interprétée par une fascinante Cate Blanchett, tandis que Therese découvre peu à peu, presque malgré elle, son identité sexuelle. Elle l’avait inconsciemment esquissée dès leur première rencontre, quand Carol était entrée dans un magasin de jouets pour acheter le cadeau de Noël de sa fille. Therese, derrière son comptoir de poupées, lui avait expliqué que le meilleur article en vente était un train électrique, un jouet de garçon qui avait sa préférence quand elle était petite… Les circonstances de cette première rencontre ouvrent le chapitre des rapports de classe entre les personnages, que l’on retrouve au centre de la plupart des films de Sirk. Au sommet, il y a le mari de Carol (Kyle Chandler), avec lequel elle est en instance de divorce. Dans cette société patriarcale, il a l’assurance de détenir tous les droits, notamment sur leur enfant, et ne se prive pas, pour réunir les preuves nécessaires de l’« inconduite » de sa femme, de recourir à des moyens douteux.
Mais le rapport entre Carol la cliente bourgeoise et Therese la jeune vendeuse est tout autant déséquilibré. Si assumer ce qu’elle est à la face de son monde terriblement conventionnel requiert de la première un courage incontestable, elle impressionne la seconde, l’attire à elle. Therese entre dans un univers de luxe en même temps qu’elle succombe à l’aura de Carol. Il faut donc se méfier de l’apparence un peu glacée de Carol et du classicisme distingué de ce film en costumes. Il dissimule des passions subversives et n’oublie pas la dimension matérialiste à l’intérieur des couples, quels qu’ils soient. Certains s’en étonneront peut-être ; pourtant, par là même, Carol est un film politique, et d’une force stupéfiante.