Chapeau, Gréco !
Juliette Gréco poursuit sa dernière tournée, intitulée « Merci ! ». À bientôt 89 ans, elle interprète ses plus belles chansons comme si c’était la première fois. Toujours indignée, toujours libre.
dans l’hebdo N° 1387 Acheter ce numéro
Elle dit « merci », Juliette Gréco. Et non « adieu » ! « Je vous suis reconnaissante/De tout ce que vous m’avez donné/Et puis encore une fois/Regarder le rideau se fermer. » Et se lever ! La première strophe de ce texte de Miossec, sur une musique de Gérard Jouannest, l’époux de la chanteuse, donne le ton à sa dernière tournée.
Juliette Gréco aura 89 ans le 7 février. Soixante-dix ans de -carrière. Qui dit mieux ? Même les moins de 20 ans ne peuvent pas ne pas la connaître. Au moins son duo avec Abd Al Malik, « Roméo et Juliette » (2012). Peut-être pas la version 1951 de « Sous le ciel de Paris » (Jean Dréjac) ou « Déshabillez-moi » (Robert Nyel, Gaby Verlor), titre espiègle d’une « jolie môme » tombée dans l’effervescence musicale de Saint-Germain-des-Prés à 18 ans à peine.
Avant, Gréco a été petit rat de l’opéra et prisonnière à Fresnes, tandis que sa mère et sa sœur aînée étaient déportées à Ravensbrück. À sa sortie, une amie de sa mère la prend sous son aile et l’inscrit à des cours d’art dramatique, tandis qu’elle découvre les intellectuels de la Rive gauche, le Tabou, rue -Dauphine, et sa cave, le Tunnel, QG des existentialistes. Un article sur eux paru dans Samedi soir et repris par Life, illustré d’une photo d’elle et de Roger Vadim, la consacre « muse de Saint–Germain-Des-Prés ». En 1949, à la réouverture du Bœuf sur le toit, elle tombe amoureuse de Miles Davis. (« Difficile Amour », Bernard Geoffroy).
Pour aider la jeune fille à se lancer, Sartre lui fait une chanson, « Dans la rue des Blancs–Manteaux » (Joseph Kosma). « Gréco a des millions dans la gorge, devinait le philosophe. Des millions de poèmes qui ne sont pas encore écrits, dont on écrira quelques-uns. » Pas elle. « Moi, mes seigneurs, ce sont les écrivains et les musiciens, a-t-elle décrété. Je suis là pour servir, je suis interprète. »
Qui n’a pas été accompagné par sa voix de velours joliment grave, traînant sur les basses, ses « rrr » à la Brel, ses articulations récitatives presque slam ? « Je hais les dimanches » (Aznavour, 1951). « Il n’y a plus d’après » (Guy Béart, 1966). « Jolie Môme » (Ferré, 1972). « Les Mains d’or » (Bernard Lavilliers, 2010). « Sous les ponts de Paris » (avec Melody Gardot, 2012). 309 titres ont été rassemblés en un coffret (1).
Retour vers le futur. De l’accordéon musette à la musique électronique en passant par des standards jazz ou des hits des seventies, c’est un voyage dans le répertoire des plus belles chansons des soixante-dix dernières années. Sur scène, toujours en noir, Gréco cite auteur et compositeur. Elle les sert bien. Sans tricher. Prêtant sa voix, savourant les mots.
Elle est plus que vivante, Gréco. Toujours indignée, toujours libre. Deux jours après les attentats du 13 novembre, elle chante à Berlin : « Pas question de céder quoi que ce soit ! » Elle continue de voter à gauche parce qu’elle ne peut pas s’en empêcher et qu’un cœur révolutionnaire bat en elle. « J’ai toujours parlé ! Toujours défendu la liberté du corps et la liberté d’aimer qui on veut. Toujours manifesté pour la liberté de penser et de s’exprimer. Toujours dénoncé les rapports de classe » (Le Monde, 6 décembre). À la Fête de l’Humanité, l’an dernier, elle reprenait « La Chanson des vieux amants » (Brel) comme si c’était la première fois : « Finalement finalement/Il nous fallut bien du talent/Pour être vieux sans être adultes… »
Juliette Gréco a été beaucoup aimée. Sauf par sa mère, qui lui disait qu’elle était l’enfant d’un viol. Sur scène aussi elle se sent aimée, dit que c’est un miracle, que, quand le rideau se lève, une force la saisit et la rend maîtresse de tout, même de la douleur. Après la Libération, elle était mutique. « C’est Boris Vian qui m’a rendu la parole », raconte-t-elle. Lui qui a mis le son. Il a bien fait. Elle dit qu’elle a passé sa vie à faire des progrès et qu’elle en fait encore…
En concert le 7 février au Théâtre de la Ville à Paris, le 16 à Abbeville, le 9 mars à Nîmes, le 10 à Sérignan, le 17 avril au Casino de Paris.
(1) L’essentielle Gréco, coffret 13 CD, Universal.