Cuba : Négocier le grand tournant

En attendant la levée totale du blocus et le retour des États-uniens, l’île rebelle est en pleine mutation économique, entre enrichissement et hausse des inégalités. Correspondance de Françoise Escarpit.

Françoise Escarpit  • 13 janvier 2016 abonné·es
Cuba : Négocier le grand tournant
© Photo : RAEDLE/Getty Images/AFP

La circulation automobile a augmenté à La Havane. On ne voit plus guère de vélos ou de carrioles tirées par des chevaux. Les limousines américaines colorées et délabrées, les vieilles Lada et les Skoda servent de taxis collectifs, suppléant un réseau d’autobus encore insuffisant pour couvrir l’immense agglomération. Mais ce qui frappe le plus, en arrivant dans la capitale, ce sont les attroupements, surtout en fin d’après-midi, autour d’hôtels ou d’institutions gouvernementales. Il s’agit des hotspots Wi-Fi où, moyennant des cartes à 2 euros de l’heure, peuvent se connecter les possesseurs de téléphones portables ou d’ordinateurs. Beaucoup de jeunes, mais pas seulement. On appelle la famille à Miami, on regarde la photo du petit dernier, on parle des difficultés quotidiennes, du prochain voyage, on règle un divorce à l’autre bout de l’île ou la vente d’une maison. On parle, on rit, on pleure… Le prix de la connexion ne semble pas dissuasif. De nombreux jeunes de 20 à 35 ans, qui sont nés ou ont grandi pendant la « période spéciale [^2] », ne pensent d’ailleurs plus guère en pesos cubains (CUP) mais directement en devises [^3]. Ils n’ont pas choisi l’université mais des études « utiles », travaillent souvent dans des entreprises privées ou à leur compte, et sont payés en CUC. Ils doivent avoir un contrat et être affiliés à la Sécu, sous peine d’amende pour l’employeur. Mais le licenciement est facile et l’État ne s’en mêle pas, car le privé, c’est le privé.

Population : 11 238 317 habitants (2014).

Économie :

  • Taux annuel de croissance du PIB per capita : 3,9 % de 1970 à 1990, 3 % de 1990 à 2012. Projection sur 2014 : 1,2 %.
  • Entre 2007 et 2011, Cuba a consacré 11,2 % de son PIB à la santé, 13,1 % à l’éducation et 3,3 % à l’armée.
  • L’exportation de services professionnels est la première source de revenus en devises avec 8,2 milliards de dollars par an, suivie du tourisme avec 2,5 milliards et l’envoi d’argent de l’étranger avec 2,5 milliards. Principaux secteurs d’activité :
  • En 2013, les services représentent plus de 74 % du PIB (60 % de la population active travaille dans le secteur). 
  • L’industrie représente 20,5 % du PIB (17 % de la population).
  • L’agriculture représente 5% du PIB (20 % de la population).

    Société :

  • En 2012, 14,9 % des Cubains disposent de téléphones portables et 25,6 % ont un accès à Internet.

  • 50 000 personnels de santé, dont 25 000 médecins, travaillent à l’étranger.
La fin de la cohabitation des deux monnaies est annoncée pour 2016. Seul survivra le peso cubain. Des affichettes annoncent que l’on peut désormais payer indistinctement en CUP ou en CUC. Il ne s’agit pas seulement de récupérer les pesos dormant sous les matelas, mais d’habituer la population à l’idée qu’un produit ou un service vaut 1 CUC ou 24 CUP. Cependant, beaucoup attendent avec inquiétude le moment de l’unification monétaire et le choc qui va s’ensuivre, avec une inévitable dévaluation. En attendant, l’argent circule. Dans tout le pays se sont ouverts des commerces, des hostales, des restaurants qui relèguent les paladares  [^4] à une histoire dépassée. À l’exception de la santé, de l’éducation et de la défense, tous les secteurs sont désormais ouverts aux capitaux nationaux et étrangers. Ont investi des artistes, des musiciens, des Cubaines et Cubains mariés avec des étrangers. Il y a aussi l’argent qui vient des États-Unis. Enfin, les Cubains n’ont pas hésité à emprunter (plus de 5,3 millions d’euros dans les sept premiers mois de 2015, contre 1,3 million en 2014). Dans certaines régions, en matière hôtelière, le secteur privé égale maintenant le secteur d’État, comme une soupape de sécurité à un tourisme en forte hausse. « Cuba, affirme l’économiste Omar Everleny (voir ci-contre), est une société qui change. On démolit tout ce qui est en train de s’effondrer. On sort les gens de leur quartier et on leur donne de bons appartements en banlieue. Dans certains coins, on pourrait se croire à New York ! » Il est vrai que le pays, et particulièrement La Havane, est saisi d’une frénésie de construction et de rénovation. Petits et grands travaux. Échafaudages d’où surgissent soudain des galeries commerciales ultramodernes. Théâtres magnifiquement restaurés par des artisans installés à leur compte ou en coopérative [^5]…

Le développement des maisons de particuliers dans les lieux touristiques va de pair avec celui du tourisme. L’annonce du rétablissement des relations diplomatiques entre Cuba et les États-Unis a suscité un engouement pour l’île, mais l’essor des voyages se heurte déjà au manque d’infrastructures. Les États-uniens ne sont pourtant pas encore légion. Ceux qui voulaient connaître Cuba devaient, pour contourner l’interdiction, passer par le Mexique ou le Canada. Ils peuvent maintenant voyager sans autorisation préalable, mais avec un tour-opérateur. Dans le centre de La Havane, les vieilles voitures américaines décapotables, retapées et peintes en rose, vert ou bleu vif, promènent les nouveaux touristes, qui se croient revenus à l’ancien temps. Comme dans un parc d’attractions, eux, chapeau texan sur la tête, et elles, en robe de mousseline ou bermuda, prennent des photos et posent aux côtés des portiers ou des chauffeurs noirs. Envers du décor, celui que l’on voit dans le film d’Ernesto Darañas, Chala, une enfance cubaine  : les quartiers pauvres où l’on survit avec difficulté quand on vient de la province, que l’on est salarié de l’État ou retraité, ou que l’on n’a pas de famille envoyant de l’argent de l’étranger. Le gouvernement reconnaît que les réformes ont creusé les inégalités. Pour près de 20 % de Cubains, la libreta [^6] n’est plus suffisante, et il est question de la remplacer par des programmes sociaux. Les impôts, bien qu’élevés, ne régulent plus les importants écarts de revenus. Une classe moyenne émerge, consommatrice de tourisme (12 % de la consommation totale du pays) et de biens.

Le VIIe congrès du Parti communiste cubain (PCC) s’ouvrira le 16 avril. Son ordre du jour est bref : évaluer la manière dont ont été appliquées les orientations du VIe congrès et de la première Conférence nationale du parti. Mais le congrès devrait être historique et les débats essentiels. Sur l’interdiction pour certaines professions de se privatiser tout ou partie ; la décentralisation, avec une Assemblée nationale paralysante qui ne laisse pas de place à l’expression de celles de province ; le rôle des syndicats quand le secteur d’État n’est plus hégémonique ; la loi sur les associations ; la place de l’Église ; la désignation des candidats aux élections… Le pluralisme est également à l’ordre du jour et prend un relief particulier à un moment où le monde du cinéma débat d’une loi et se trouve secoué par un mouvement contre la censure, déclenché par l’interdiction d’une pièce d’Eugène Ionesco montée par le cinéaste Juan Carlos Cremata Malberti, avec dissolution de sa troupe et interdiction de travailler. Une protestation conduite par le cinéaste Enrique Colina et le « G20 » de l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques [^7].

Ce congrès verra émerger une nouvelle génération de dirigeants. Ses deux mandats terminés, Raúl Castro se retirera en 2018, mais pourrait démissionner avant, laissant la place au vice-président, un ingénieur de 55 ans, Miguel Díaz Canel. Une génération qui n’a pas fait la révolution mais qui en est le pur produit dans sa formation et ses valeurs. Beaucoup de Cubains, plus que de la base de Guantanamo, s’inquiètent du pouvoir de l’argent qui risque d’affluer dans l’île et de la possibilité de voir réclamées les propriétés et entreprises nationalisées il y a soixante ans. D’autres sont préoccupés de ce que deviendra la loi d’ajustement cubain de 1966, dite « des pieds secs », qui devrait logiquement être abrogée : elle donnait aux Cubains entrant illégalement aux États-Unis des privilèges refusés aux autres migrants (papiers, accès au logement et au travail, etc.). Cela conduit un nombre non négligeable de familles à vendre tous leurs biens et à partir aux États-Unis via l’Équateur (qui, jusqu’en décembre dernier, était le seul pays du continent à ne pas exiger de visa) et le Mexique. Toutefois, la question première reste de savoir quand sera levé le blocus économique et financier, que Barack Obama n’a fait, pour l’heure, qu’alléger.

[^2]: La crise économique qui a suivi la chute de l’URSS.

[^3]: Deux monnaies circulent à Cuba : le peso cubain (CUP) et le peso convertible (CUC).

[^4]: Petits hôtels et restaurants familiaux privés.

[^5]: Qui n’ont pas encore trouvé vraiment leur place, manquant de moyens et de débouchés.

[^6]: Carnet de ravitaillement.

[^7]: Où, en 2014, la déprogrammation du film de Laurent Cantet Retour à Ithaque au Festival du nouveau cinéma latino-américain de La Havane avait fait polémique.

Monde
Temps de lecture : 7 minutes

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