Déchéance de nationalité : Les limites de la « triangulation »
L’extension de la déchéance de la nationalité aux binationaux, voulue par François Hollande, est l’application d’une stratégie politique initiée par Tony Blair et dévastatrice pour la gauche.
dans l’hebdo N° 1385 Acheter ce numéro
Emprunter les idées de ses adversaires semble être devenu le nec plus ultra de la stratégie politique. Cette manœuvre, appelée « triangulation », fait saliver d’admiration les commentateurs du microcosme qui louent l’habileté et la ruse de ceux qui s’y adonnent. De fait, l’exercice vise, par un effet de surprise, à déstabiliser l’adversaire en le prenant à revers. C’est exactement ce que François Hollande et Manuel Valls ont cherché en proposant d’inscrire dans la Constitution la déchéance de la nationalité pour les terroristes nés Français, dès lors qu’ils bénéficient d’une autre nationalité. Cette mesure, réclamée après les attentats de janvier 2015 par quelques parlementaires de droite et Nicolas Sarkozy, mais refusée jusque-là par le gouvernement et sa majorité, embarrasse les sarkozystes. Ils ne savent plus trop comment s’opposer au gouvernement et craignent de faire un cadeau politique à François Hollande en lui apportant les voix qui lui manqueront à gauche pour réviser la Constitution. De ce point de vue, la manœuvre élyséenne est réussie. C’est aussi sa limite.
Car la triangulation, dont abuse l’exécutif depuis 2012, prend une fois de plus la gauche à contre-pied. En lançant, il y a deux ans, le pacte de responsabilité – un cadeau de 40 milliards d’euros aux entreprises – au nom d’une politique de l’offre qui avait toujours été l’apanage de la droite, François Hollande avait déjà joué ce coup politique au prix d’un divorce avec la gauche sociale. Cette fois, c’est la gauche morale qui se sent flouée. D’où des remous jusque dans la majorité du PS. Car la déchéance de la nationalité des binationaux « n’est pas une idée de gauche », reconnaissent Jean-Christophe Cambadélis et quasiment tous les responsables du PS. C’est même, bien que Manuel Valls ait assuré le contraire dans un texte indigent sur Facebook le 28 décembre, une idée d’extrême droite. En septembre 1985, le Front national suggérait, dans un ouvrage intitulé Dossier immigration, signé de son secrétaire général Jean-Pierre Stirbois et de Jean-François Jalkh, un de ses vice-présidents actuels, d’élargir les possibilités de perte et de déchéance de la nationalité, notamment pour manque de « loyalisme vis-à-vis du pays ». Dans son « Programme de gouvernement, 300 mesures pour la renaissance de la France », publié pour les législatives de 1992, le parti d’extrême droite proposait – c’était sa 4e mesure – de remettre en vigueur « avec toute la rigueur nécessaire » l’article qui autorise la déchéance de la nationalité des naturalisés, en particulier pour acte terroriste, et de l’étendre à « tout binational qui effectuera ses obligations militaires ailleurs qu’en France ou se livrera à des activités d’espionnage contre elle ». Les nombreuses déclarations de Marine Le Pen, depuis un an, en faveur de la déchéance de la nationalité montrent que le FN n’a pas abandonné cette idée. À l’annonce du projet de loi constitutionnelle, Florian Philippot était donc bien fondé à saluer une « victoire idéologique » de son parti, qui lui permet d’envisager « une fois le principe réhabilité, [d’] appliquer la déchéance de nationalité plus largement ». Ce que l’inscription du principe dans la Constitution n’interdit nullement.
Ce n’est pas le moindre des effets pervers de toute triangulation. Théoricien du blairisme, Anthony Giddens prônait de « ne pas abandonner de questions à la droite », notamment les « questions de criminalité, d’ordre social, de migrations et d’identité culturelle ». Ce que Tony Blair n’a pas manqué de mettre en pratique. Manuel Valls a incontestablement retenu la leçon et a convaincu François Hollande de l’appliquer. Mais si tactiquement, à court terme, la triangulation peut fonctionner dans un paysage politique verrouillé – système bipartisan, scrutin à un tour –, ce qui n’est pas le cas en France, à plus long terme elle a des effets dévastateurs sur la gauche. Elle renforce l’emprise du discours de l’adversaire qu’elle prétend désarmer, contribuant à accentuer la droitisation de la société française, que les dirigeants du PS font mine de déplorer. Et brouille les repères idéologiques, source de confusion politique dans l’électorat. Déboussolé, celui-ci se réfugie dans l’abstention ou, pire, se tourne vers ceux dont le discours est légitimé. « La triangulation n’est qu’un mot savant pour dire capitulation », notait en 2007 Jean-Luc Mélenchon en constatant les ravages que cette stratégie lancée par Bill Clinton et Tony Blair avait provoqués pour le Parti démocrate et le Labour.