Dernière sortie pour Bowie
Au-delà de la chronologie, deux jours après ses 69 ans et la sortie de son dernier album, la disparition de David Bowie invite chacun à refaire son propre diaporama.
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Ce sera donc sa dernière mise en scène. La sortie d’un nouvel album comme toujours savamment orchestrée, et programmée le jour de ses 69 ans, le 8 janvier, suivie de sa disparition le 10 janvier. Le télescopage temporel est si troublant qu’on ne sait plus quel est précisément l’événement. Comme un jeu avec la réalité bien dans la manière de quelqu’un qui a toujours affiché côte à côte la réalité et son double. Quelqu’un aussi qui, on l’a beaucoup souligné, s’est constamment transformé, soignant toujours la mise en scène de chaque nouvelle apparition. Cette multitude de visages n’est pas sans incidence sur l’appréhension que l’on peut avoir de David Bowie. D’abord parce que cela permet à chacun, selon ses affinités, voire le moment et la façon dont il l’a découvert, d’avoir sa propre image de Bowie. Ensuite parce que cette propension à jouer des personnages crée une distance qui lui donne un statut différent de celui d’un Dylan, d’un Lou Reed ou d’un Neil Young. Et implique une relation peut-être moins absolue. Pas forcément moins fidèle.
Chacun son Bowie donc. Pour nous, ce sera définitivement celui de Ziggy Stardust, rencontré à Pâques 1972 à travers la meilleure tranche de rock jamais produite à la télévision française, « Pop2 ». Ce fameux week-end, on avait eu droit à un doublé, émission présentant une séquence avec Bowie et les Spiders from Mars jouant « Ziggy Stardust » à Londres. Première rencontre jamais oubliée avec ce magnétisme devenu légendaire. Grâce au guitariste Mick Ronson, Ziggy Stardust reste le disque le plus rock de toute sa carrière, arrivé à un moment où le genre avait besoin de retrouver son énergie perdue et sa flamboyance. Un album parfait dans la production du Bowie des années 1970, elle-même proche de la perfection. La décennie est restée la grande période pour lui qui, après s’être longtemps cherché, avait trouvé plus simple et efficace de s’inventer. Peut-être plus élégant aussi. Après l’explosion créatrice des années 1960, les années 1970 ont été celles de la re-création. « Remake-remodel », chantait fort justement Roxy Music. À cet exercice de réassemblage, David Bowie est devenu un maître. Sans cacher ses sources, payant au contraire son tribut sous diverses formes. Qu’il s’agisse de Pin Up, album de reprises de quelques smash hits millésimés, de la production du Transforme r, d’un Lou Reed arraché à l’étude de notaire où il avait échoué après le Velvet Undergound, ou encore de Raw Power des Stooges, d’un Iggy Pop que peu de monde à ce moment-là osait même approcher.
Une décennie donc à visiter différents genres musicaux, avec une réussite fascinante. Un art du déplacement. Après le rock, la soul-funk cocaïnée dans la moiteur de Los Angeles à un moment où le genre file droit vers la disco, puis la cure rédemptrice berlinoise et une trilogie sous l’influence d’une scène allemande aux brillantes expérimentations. Bowie réussira même l’exploit de traverser sans encombre la bourrasque punk. Traverser le marasme des années 1980 sera en revanche une autre affaire. Très peu parmi ses congénères l’ont réussi. Bowie n’a pas échappé à la règle. Ni Let’s dance ni Tonight n’ont été à la hauteur des disques précédents. Il a fallu attendre les années 1990, Black Tie White Noise et, surtout, 1. Outside, pour qu’il retrouve une réelle inspiration et sa capacité habituelle à saisir les tendances du moment, en l’occurrence la musique industrielle, en particulier celle du groupe américain Nine Inch Nails. Si l’on voulait être un peu cynique, on pourrait ajouter que, dans ces années 1990, il a trouvé un autre moyen de saisir l’air du temps en décidant de faire coter sa musique en bourse, comme s’il voulait appliquer à l’extrême les théories de son maître Andy Warhol. De tous ses visages, celui de financier n’est certes pas le plus glamour. Pourtant, malgré cela, malgré les disques les plus faibles, notre curiosité est restée intacte pour chaque nouvelle production. Ce qui est finalement assez rare, surtout sur un temps aussi long.