« Envoyée spéciale », de Jean Echenoz : Du plaisir sans compter
*Envoyée spéciale* joue de la langue et du suspense avec élégance et fantaisie.
dans l’hebdo N° 1385 Acheter ce numéro
Un général près de la retraite instigateur de missions à hauts risques ; une jeune femme, Constance, faisant ami-ami avec ses ravisseurs ; le mari de celle-ci, au nom étrange de Lou Tausk, auteur naguère d’une chansonnette à succès, peu pressé de retrouver son épouse ; un ancien détenu, prétendant travailler comme magasinier dans un discount d’électroménager à Villeneuve-Saint-Georges, en proie à une forte rancune envers Tausk… Le nouvel Echenoz fourmille de personnages aux activités bizarres. Qui est qui ? Qui fait quoi ? Et pourquoi ?
Envoyée spéciale renoue avec le roman d’action, c’est-à-dire avec un genre que, jusqu’à Je m’en vais (1999), Jean Echenoz avait plusieurs fois brillamment exploité et, dans le même temps, subverti. Il y a comme un retour aux sources ici, avec toujours plus d’élégance dans la fantaisie et de drôlerie dans la virtuosité. Jean Echenoz est un artiste du plaisir. Envoyée spéciale en diffuse sans compter, au long d’une intrigue qu’il serait inutile de résumer et aussi présomptueux, car elle n’est pas toute simple. Même si le suspense reste tendu, l’assurance de rebondissements et de coups de théâtre permet à l’attention du lecteur de se laisser prendre par les circonvolutions be-bop de la langue, les saillies de mots rares (« onagres », « glyptodon »), les noms propres et sonores tels que Tancrède Synave ou Boz Scaggs (tous deux d’ailleurs bien réels), les pulsions rythmiques et les étrangetés syntaxiques ( « une grande enveloppe beige ceinte par un élastique, avec une plus petite blanche y fixée au moyen d’un trombone » ).
Pas de Malaisie ici comme dans l’Équipée malaise (1986), ni de pôle Nord comme dans Je m’en vais, mais là aussi une intrusion dans un pays lointain, la tragique et risible Corée du Nord. Ainsi que la résurgence de motifs ou de silhouettes croisés dans des romans précédents, comme Gloria Stella et la chanson Excessif, déjà vues dans les Grandes Blondes (1995). Jean Echenoz élabore sa très drôle comédie humaine au parfum désenchanté en glissant çà et là quelques observations sur les relations entre les hommes et les femmes, les premiers utilisant les secondes pour parvenir à leurs fins, ou sur notre époque régressive : « En face d’un immeuble d’angle Art nouveau […] sculpté de superbes cariatides dont les poitrines émouvantes exposées aux yeux de tous seraient peut-être, au point où on en est, interdites de nos jours ». Heureusement, même « au point où on en est », un roman comme Envoyée spéciale parvient jusque dans nos librairies pour nous reconstituer.