Front de gauche : bilan d’un échec
L’espoir d’un mouvement uni à gauche de la gauche s’est brisé sur la difficulté de passer de la dénonciation aux propositions.
dans l’hebdo N° 1387 Acheter ce numéro
Au soir des élections régionales, la gauche de gauche et les écologistes avaient la gueule de bois. EELV y avait perdu près de deux cents élus, le Front de gauche les deux tiers des siens et sa représentation dans huit régions sur treize. Froide est la douche. « On s’est plantés », reconnaît immédiatement Olivier Dartigolles, porte-parole du PCF, en appelant à « tout revoir ». Jean-Luc Mélenchon diagnostique un « état de catastrophe avancé » et déclare ne pas savoir si « l’autre gauche […] est guérissable ». Six semaines plus tard, toutes ces formations cherchent encore à comprendre.
« Le panorama est pire que ce que nous avions imaginé, au sens où aucune formule politique n’apparaît aller de soi », note Martine Billard, secrétaire nationale du Parti de gauche (PG) dans une récente note de blog. Ni les listes de large union, comme en Languedoc- Roussillon-Midi-Pyrénées, ni celles rassemblant tout ou partie du Front de gauche avec EELV, ni les listes citoyennes ne peuvent se prévaloir d’un bon résultat. « Mais il y a au moins une évidence, poursuit-elle, ne pas avoir de stratégie nationale mène à la débandade. »
EELV : repli sur l’écologie
Certes, comme le souligne Olivier Darti-golles, « le contexte général, marqué par les questions identitaires et sécuritaires, était très difficile ». L’absence de mobilisation sociale ainsi que la décrédibilisation de la notion même de gauche, du fait de la politique du gouvernement, ont également joué défavorablement. Mais ces causes externes n’expliquent pas tout.
Côté EELV, Emmanuelle Cosse explique le « mauvais résultat » de décembre par « une stratégie électorale illisible » avec « des constructions politiques différentes selon les Régions, qui n’ont pas été comprises, et l’écologie reléguée au second plan », alors même qu’« il y a un engouement populaire autour de causes comme le climat ». À ses yeux, « l’opposition de gauche est une impasse » et EELV ne doit plus « tomber dans le piège des combats entre les vieilles gauches ».
D’où la tentation d’un repli identitaire sur « une écologie indépendante qui dépasse le clivage gauche-droite », EELV travaillant « en priorité à une union de tous les écologistes ». Du moins dans l’attente du congrès du mouvement, prévu en juin, qui devra trancher sur la stratégie présidentielle et les alliances.
bruit et fureur au PG
Côté Front de gauche, beaucoup incriminent des campagnes commencées trop tard, les tensions sur les têtes de liste, l’absence d’organisation nationale de la campagne ou la division qui a conduit ici et là à ce que les électeurs aient à choisir entre deux bulletins avec le logo Front de gauche… Les causes semblent légion. Sans doute parce que, comme le diagnostique Pierre Khalfa, d’Ensemble !, « l’échec du Front de gauche vient de loin et est le produit d’une accumulation d’erreurs et de ratés ». Un point de vue partagé dans toutes les composantes du Front de gauche. Avec des nuances, chacune ayant tendance à renvoyer la responsabilité sur les autres.
Le communiste Olivier Dartigolles distingue deux séquences dans l’histoire du Front de gauche. D’abord une phase ascendante, qui va de sa création à l’élection présidentielle, « où on réussit à prendre notre place dans le paysage politique ». « Cela a suscité un véritable espoir chez des millions de personnes, avec des réalisations très positives comme L’Humain d’abord. Nous sommes parvenus à articuler les grandes questions sociales avec un imaginaire collectif. Mais, par la suite, nous n’avons pas su apparaître comme une force utile. »
Le porte-parole du PCF déplore une orientation trop axée sur la dénonciation et pas assez sur des propositions : « Les gens ont eu l’impression que l’on refaisait le match alors qu’ils étaient passés à autre chose. » Une critique qui est aussi celle de -Clémentine Autain, laquelle jette une pierre dans le jardin de Jean-Luc Mélenchon : « Le bruit et la fureur, était-ce la bonne formule à un moment où la peur est très présente dans la population ? » La porte-parole d’Ensemble ! s’interroge « sur un profil politique dominé par la critique du PS, exprimée sous une forme agressive plutôt que par des propositions ».
Un face-à-face PG-PC
Après 2012, le Front de gauche n’a « pas réussi à engager une nouvelle étape », avance également Olivier Dartigolles, parce que « nous sommes tombés dans les travers des relations entre organisations politiques telles que les gens n’en veulent plus ». Que l’après-2012 ait été raté, tous en conviennent. « Le refus de transformer le Front de gauche en vrai mouvement politique avec des adhésions directes, pointe Pierre Khalfa, a fait qu’il est resté un cartel d’organisations aux intérêts divergents ». Et celui-ci, renchérit Clémentine Autain, s’est « vite réduit à un face-à-face PG-PC », que le regroupement en 2013 de plusieurs organisations dans Ensemble ! n’est pas parvenu à rompre. Résultat, « les sympathisants n’ont pas trouvé leur place ».
En juillet 2012, Jean-Luc Mélenchon propose que chaque numéro un de parti abandonne son rôle et prenne une responsabilité formelle dans le Front de gauche, se souvient Éric Coquerel : à Pierre Laurent la présidence de la coordination nationale, à lui la présidence du conseil national issu du conseil national de campagne, mêlant élus, syndicalistes, associatifs et artistes. « Il s’agissait de donner au mouvement une visibilité et une représentation en lien avec la question des adhésions directes, explique-il_. La réponse fut un refus. »_
Pour Roger Martelli, « la prégnance des vieilles structures partisanes découle de la conception initiale du Front de gauche ». « Après l’échec des collectifs unitaires antilibéraux », incapables de s’entendre sur une candidature commune à la présidentielle de 2007, Marie-George Buffet, alors numéro un du PCF, et Jean-Luc Mélenchon conçoivent « une reprise en main du mouvement par les organisations sérieuses ». Ainsi naît le Front de gauche, comme une alliance entre le PCF et le tout jeune Parti de gauche, au moment où les refondateurs, partisans d’une évolution mouvementiste du PCF, sont mis à l’écart, rappelle l’historien du communisme, qui voit dans cet accord initial « une limite structurelle », dont « ce qui est advenu ensuite du Front de gauche est l’illustration ».
Le choix du Front de gauche n’avait pour « ambition » que de « masquer les problèmes du communisme et/ou du Parti communiste », analysait pour sa part Gérard Lahellec, vice-président (PCF) de la région Bretagne, dans une tribune publiée dans L’Humanité le 5 mai 2014, au beau milieu de la campagne des européennes. Selon cet élu, candidat aux dernières élections régionales sur la liste de Jean-Yves Le Drian contre le vote très majoritaire des militants communistes, « ranger » le PCF sous cette bannière n’était pour sa direction qu’un « palliatif de [son] propre refus d’engager un processus visant [la] métamorphose » du parti. En somme, il s’agissait de tout changer pour ne rien changer. Pour lui, « le seul choix de portée stratégique » pour 2012 se résumait ainsi : « À Mélenchon la présidentielle, qu’il ne gagnera pas, et aux communistes la réélection des députés et le renforcement de leur groupe à l’Assemblée nationale. »
L’image d’un front conflictuel
De fait, aux législatives, les mariés de la présidentielle font déjà chambre à part. Le PCF, qui a exigé 80 % des candidats, refuse la création d’une association de financement du Front de gauche, qui aurait recueilli la part du financement public des partis liée au résultat électoral des législatives, et obtient que ses députés sortants aient un suppléant maison. À la rentrée de septembre, « par petites touches, la direction du PCF tente d’annuler les effets de la présidentielle et de reprendre un rôle majeur », note Éric Coquerel, en rappelant les critiques de cadres communistes sur la personnalité de Jean-Luc Mélenchon. Distillées dans la presse à la veille de la Fête de l’Humanité, elles perturberont ce rendez-vous et installeront durablement dans les médias l’image d’un Front conflictuel.
Le conseil national du Front de gauche vivote, mais c’est une coquille vide. « On discutait, on décidait, mais, après, les organisations faisaient ce qu’elles avaient envie de faire », se souvient Roger Martelli. « Faute d’être un lieu de synthèse, d’élaboration et de décision, le Front de gauche a été tiré à hue et à dia », poursuit-il.
Le Front de gauche mène néanmoins quelques campagnes communes, ponctuées de marches. La première rassemble près de 80 000 personnes, avec des délégations syndicales importantes, dans les rues de Paris, le 30 septembre 2012, « contre la ratification du traité budgétaire européen ». Celle qui part de la Bastille le 5 mai, « contre l’austérité, la finance et pour une 6e République », est un succès : pour la première fois, on y voit quelques écologistes, dont Eva Joly, qui y prend la parole. Mais, le 1er décembre, la « marche pour une révolution fiscale » ne rencontre qu’un écho mitigé.
« À partir de l’été 2013, quand on a commencé à se rapprocher des municipales, on était déjà dans un moment où l’on était -incapables de prendre des décisions », se souvient Éric Coquerel. Le choix du PCF de s’allier avec le PS dans près de la moitié des villes de plus de 20 000 habitants où il présente des candidats heurte le PG et Ensemble ! « La campagne des municipales a été menée sous le signe de la division. Notamment avec la fracture de Paris, déplore Clémentine Autain. Le PC a eu un discours très “union de la gauche”, en décalage avec la stratégie du Front de gauche. »« Ce qui s’est passé à Paris, avec une dimension nationale inévitable, a fait fuir beaucoup de gens », renchérit Jean-François Pellissier, ancien élu régional (Ensemble !).
Le Front de gauche ne s’est jamais réellement relevé de cet épisode. « Le conflit interne a perduré lors de la formation des listes pour les européennes, avec des tensions extrêmes et nombre de coups de force », se souvient Pierre Khalfa. Au meeting de lancement de la campagne, le 11 avril 2014, et malgré la présence d’Alexis Tsipras, il reste des fauteuils vides dans la petite Bourse du travail de Saint-Denis, quand, cinq ans plus tôt, le Front de gauche naissant remplissait le Zénith de Paris. Trop courte, la campagne, menée sur une ligne confuse, se solde par une stagnation du score et la perte d’un élu dans la circonscription Nord-Ouest ; les responsables locaux du PCF y avaient imposé trois de leurs membres aux trois premières places.
« renoncement ou répétition »
Début septembre 2014, une assemblée du Front de gauche – la première depuis longtemps – tente de relancer la coalition. Sans succès. « Cette réunion n’a servi qu’à une seule chose : que le Front de gauche n’éclate pas, constate Pierre Khalfa, qui avait travaillé à sa préparation. Mais le Front de gauche avait cessé d’être une force politique agissant en dehors des élections. » Faute de dynamique propre, les tentatives de rassemblement ultérieures, notamment avec EELV au lancement, il y a un an, des « Chantiers de l’espoir », allaient faire pschitt…
Le Front de gauche, avance Roger Martelli, a pâti de n’avoir « pas su résoudre deux questions importantes ». Tout d’abord, l’incapacité à rétablir un lien entre social et politique. Dans le passé, le PCF avait su s’entourer d’une galaxie de syndicats et d’associations qui faisait sa force, rappelle-t-il. Mais ces organisations, en réaction à la subordination dans laquelle elles étaient tenues, veillent désormais farouchement à leur indépendance. « Il faudrait un entre-deux, et on n’a jamais trouvé de réponse satisfaisante », regrette-t-il. Enfin, « sur le terrain culturel, la gauche de gauche a été battue idéologiquement ». Incapable de construire et de faire valoir son propre renouvellement intellectuel, « elle a valorisé l’économico-social et plutôt incarné la nostalgie des jours heureux ». « Cette incapacité à sortir du dilemme “renoncement ou répétition” n’est pas propre au PCF, poursuit-il. Mais, en étant dans le registre de la répétition, on ne peut pas être l’alternative. »