Laïcs contre laïcs
En désavouant publiquement l’Observatoire de la laïcité, qu’il trouve trop accommodant, le Premier ministre a rouvert une vieille plaie. Pourquoi ?
dans l’hebdo N° 1388 Acheter ce numéro
celui sur la laïcité refait surface. C’est Manuel Valls qui a ouvert la boîte de Pandore le 18 janvier. Et pas n’importe où : devant les Amis du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Après s’être longuement exprimé sur les attentats qui ont touché la France l’année dernière, le chef du gouvernement s’en est violemment pris à Jean-Louis Bianco, le président de l’Observatoire de la laïcité (ODL), et à son rapporteur général, Nicolas Cadène.
Objet de son ire, la signature d’une tribune intitulée « Nous sommes unis », publiée le 15 novembre dernier dans Libération. -L’Observatoire de la laïcité « doit être clair sur les appels [qu’il] signe : on ne peut pas signer des appels, y compris pour condamner le terrorisme, avec des organisations que je considère comme participant d’un climat nauséabond », a clamé Manuel Valls. Une mise en cause des plus surprenantes, car ce texte appelait à la solidarité et à l’union nationale face à Daech, leitmotiv du gouvernement depuis un an. Et, au bas de cet appel, la signature de Jean-Louis Bianco côtoie aussi bien celle du grand rabbin de France que celle de Jean-Paul Delevoye, président du Conseil économique, social et environnemental (CESE), ou du pasteur -Clavairoly, président de la Fédération protestante de France. Comble de l’ironie, figure aussi parmi les signataires Robert Ejnes, directeur exécutif du Crif. Et l’expression « participe à un climat nauséabond » peut donner lieu à toutes les interprétations. On suppose que Manuel Valls pointe du doigt les membres de l’association inter-religieuse Coexister, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), le Collectif des musulmans de France et le rappeur Médine. « La réaction de Valls est l’aveu d’une volonté : il ne recherche pas d’union, s’indigne Michèle Sibony, vice-présidente de l’Union juive française pour la paix (UJFP). Sa pensée, c’est “rassemblons les Français, mais pas tous” ! »
Deuxième colère du Premier ministre, un tweet de Nicolas Cadène. Le 6 janvier, le rapporteur général de l’Observatoire réagit à une déclaration d’Élisabeth Badinter, qui avait appelé à ne « pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe ». « Un travail de -pédagogie de trois ans détruit par une interview », avait déploré Nicolas Cadène. Toujours sous les regards des Amis du Crif, Manuel Valls le rappelle à l’ordre : « Un collaborateur d’un observatoire de la République ne peut pas s’en prendre à une philosophe comme Élisabeth Badinter à partir de ses propos […]. –L’Observatoire est indépendant, mais il y a des lignes qui ont été dépassées et je le rappellerai à chacun. » Manuel Valls avoue partager la « défense intransigeante de la laïcité » de la philosophe et rouvre le vieux conflit d’interprétations.
Laxiste, l’ODL ?
Le sermon du Premier ministre a surpris la majorité des membres de l’Observatoire de la laïcité ainsi que la plupart des associations militant pour le vivre-ensemble, car il contredit la volonté de combattre les amalgames depuis les attentats de janvier.
« Ce n’est pas la première fois qu’on reproche à l’ODL d’être la lie des revendications des islamistes, des terroristes, mais c’est pitoyable, affirme Ismahane Chouder, vice-présidente de la commission Islam & Laïcité. Au lieu d’avoir un débat serein, on arrive à de la diffamation et à des attaques. » Et le statut même de l’Observatoire est remis en cause.
Officialisé par Jean-Marc Ayrault en avril 2013, cet organisme a pour mission d’aider le gouvernement à faire respecter le principe de laïcité en France par le biais d’enquêtes, d’études et de rapports. Mais dans quelle mesure est-il indépendant ? Si, dans le décret de sa création, il est bien mentionné qu’il est « institué auprès du Premier ministre », son président, Jean-Louis Bianco, revendique son autonomie. « Nous sommes administrativement rattachés au Premier ministre, tout comme la Commission nationale de l’informatique et des libertés ou le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, mais nous établissons nous-mêmes notre ordre du jour, les sujets à traiter, et nous émettons les avis que nous souhaitons », répète-t-il inlassablement. Le « recadrage » virulent de Manuel Valls n’aurait donc aucune justification légitime, sinon celle d’asseoir son autorité sur les questions identitaires.
Le coup de sang du Premier ministre a révélé le profond malaise qui persiste entre ceux qui sont favorables à une laïcité plus « ferme » et qui neutralise tout signe d’appartenance religieuse dans l’espace public, et les autres, défenseurs d’une laïcité « ouverte » et apaisée, position assumée par le président de l’ODL.
« Ce n’est pas seulement la ligne de -l’Observatoire, c’est avant tout la ligne du droit, du bon sens, la ligne historique de la laïcité », assène Jean-Louis Bianco. Une ligne directrice adoptée à l’unanimité par les vingt-trois membres et inscrite dans une note d’intention remise à tous les ministres concernés, dont Manuel Valls. Mais le malaise s’est installé au sein même de l’Observatoire. Quelques voix discordantes lui reprochent son mode de fonctionnement et sa volonté de renforcer le dialogue interreligieux.
Jean Glavany, député socialiste des Hautes-Pyrénées, Françoise Laborde, sénatrice PRG de Haute-Garonne, et Patrick Kessel, président du Comité Laïcité République, ont décidé de suspendre leur participation à l’Observatoire, et Hugues Portelli, sénateur Les Républicains du Val-d’Oise, a remis sa démission. D’autres opposants ont lancé une pétition en ligne, réclamant la démission de Jean-Louis Bianco. « C’est un véritable procès en sorcellerie qu’ils lui font et leur obsession du danger que peut représenter l’islam peut conduire à des excès », estime Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme (LDH).
Le travail de terrain entrepris depuis trois ans par les membres de l’Observatoire va pourtant à l’encontre de l’accusation de laxisme. Laquelle déplace le problème alors qu’en fait les opposants à l’ODL n’apprécient guère qu’il défende la communauté musulmane au même titre que les autres. « Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène ont enfin commencé à écouter les victimes comme le fait la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), explique Michèle Sibony. La plupart des musulmans veulent seulement une égalité de traitement. »
Les musulmans visés ?
Derrière la crise de l’ODL, c’est la conception que se fait le Premier ministre de la laïcité qui est mise en évidence. Son discours sécuritaire et sa fermeté à l’encontre des dérives du communautarisme semblent surtout désigner les musulmans. Ses soutiens soulignent qu’en tant que maire d’Évry il a bâti un modèle cultuel et culturel, mais, en 2010, déjà, il se démarquait au sein du Parti socialiste en étant l’un des quatorze députés à voter la loi interdisant le voile intégral dans l’espace public, assumant son choix d’une « laïcité exigeante ». Son appui inconditionnel à la directrice de la crèche Baby-Loup, opposée en justice à l’une de ses employées portant le foulard islamique, et son adhésion à l’interdiction faite aux mères voilées d’accompagner les sorties scolaires ont renforcé son image négative auprès de la communauté musulmane.
« C’est une laïcité intransigeante à l’endroit de l’islam et des musulmans, alors que la loi de 1905 permet le vivre-ensemble, dénonce Ismahane Chouder. Des propos comme ceux de Manuel Valls recréent de la suspicion, des stéréotypes et des peurs. C’est une attitude anti-républicaine et anti-laïque. » Au lendemain des déclarations du Premier ministre, Bernard Cazeneuve, le ministre de l’Intérieur, confirmait la crispation de la question identitaire en France avec les chiffres des actes anti-religieux en 2015. Les actes anti-musulmans ont triplé, tandis que les actes antisémites sont en baisse de 5 % mais restent « à un niveau élevé ».
Si pour Michel Tubiana, de la LDH, cette conception de la laïcité est « dans l’ADN politique » de Manuel Valls, Michèle Sibony estime qu’il a retourné sa veste. Lors d’une projection d’un film par l’Union juive française pour la paix à Évry, Manuel Valls, alors maire de la ville, avait reçu l’association et se déclarait pro–palestinien. Six ans plus tard, la mairie refusait de prêter une salle à une association palestinienne. Instabilité idéologique ou stratégie politicienne ? Peut-être les deux. Lors de la Journée de la laïcité, en décembre, le Premier ministre assurait la protection de la République aux musulmans et dénonçait les amalgames faits par l’extrême droite. Et, à la veille du second tour des élections régionales, son unique obsession était de faire barrage au Front national. « Il reste dans sa ligne, et ceux qui vont en payer le prix sont d’abord les musulmans,déplore la vice-présidente de la commission Islam & Laïcité. Manuel Valls parlait d’apartheid social, mais il est lui-même le promoteur de cet apartheid. »
Pompier pyromane ?
La polémique sur la laïcité prend un sens particulier parce qu’elle a été lancée, paradoxalement, devant une organisation communautaire. Plus fâcheux : les mots de Manuel Valls entrent en résonance avec un discours prononcé peu avant lors d’une cérémonie de commémoration des attentats de l’Hyper Cacher, organisée à l’initiative du même Crif. Après avoir rendu hommage à la communauté juive de France, le Premier ministre avait glissé sur un tout autre terrain : « Il y a dans la haine d’Israël un paravent à un nouvel antisémitisme. » Avant de s’en prendre violemment à la campagne « Boycott, désinvestissement, sanctions » (BDS), organisée contre la politique coloniale de l’État hébreu [^1].
Confusion entre antisionisme et anti-sémitisme, entre Israël et politique israélienne : Manuel Valls semble pratiquer les amalgames qu’il prétend dénoncer. Pour l’Union juive française pour la paix, « Manuel Valls se radicalise ». Il est passé du soutien aux juifs de France à un soutien indéfectible à la politique israélienne. Comme si la -critique d’Israël était sans objet. Comme s’il n’y avait pas de conflit israélo-palestinien. Sujet pourtant très sensible dans les banlieues françaises. Faut-il rappeler qu’en octobre 2015, la France est devenue la seule démocratie à interdire l’appel au boycott par un mouvement associatif ou citoyen puisque la Cour de cassation a condamné quatorze militants de BDS ?
« L’autre conséquence, moins évidente, de son attitude, ce sont les amalgames concernant Israël et les juifs -français, observe Michèle Sibony. Manuel Valls en fait des porte-drapeaux obligés, il les met en avant mais aussi en danger. » Comme quoi une polémique sur la laïcité peut en cacher une autre.
[^1] De nombreuses personnalités de la société civile viennent de signer un texte rappelant que « l’appel au boycott est un droit » (cf. Politis.fr).