Les binationaux, ces « traîtres » potentiels
Le projet de loi constitutionnalisant la déchéance de nationalité vise implicitement les populations immigrées, déjà pénalisées par les réformes successives du droit de la nationalité.
dans l’hebdo N° 1388 Acheter ce numéro
L’incertitude demeure, sauf sur la date. Le 5 février, -l’Assemblée nationale commencera l’examen du projet de loi de réforme constitutionnelle. Son contenu exact, en revanche, continue de varier de jour en jour, au gré des déclarations de proches d’un président de la République embourbé dans cette question : faire figurer ou non la déchéance de nationalité pour les binationaux coupables d’actes de terrorisme.
Considérée comme largement inefficace dans la lutte contre le terrorisme, la mesure ne cesse en effet de provoquer force divisions au sein de la majorité socialiste (et, de façon plus marginale, à droite). D’abord parce qu’elle signifie intégrer à la Constitution une disposition par essence inégalitaire. Comme l’a analysé Patrick Weil, spécialiste de l’immigration, dans le n° 1385 de Politis (7 janvier), « c’est inscrire dans ce texte fondamental qui nous unit une différence essentielle entre deux catégories de Français, et aussi la suspicion sur tous les Français ayant une autre nationalité ». Cette « sorte de peine de bannissement » ne peut que porter « gravement atteinte à la cohésion nationale ».
Lancée à l’origine par le Front national, cette idée nauséabonde adoptée par Les Républicains a donc été reprise par Manuel Valls et François Hollande au lendemain des massacres du 13 novembre à Paris et à Saint-Denis. Une idée, tout le monde le sait bien, qui montre implicitement du doigt les quelque 3,5 millions de Français binationaux, dont une grande majorité sont originaires d’une ancienne colonie, principalement d’Afrique.
Dans sa surenchère sécuritaire et excluante, le Premier ministre s’est même un temps interrogé – avant d’y renoncer –sur la possibilité de déchoir des Français non binationaux de leur nationalité en cas de participation à une attaque terroriste, et de fabriquer ainsi des apatrides, catégorie juridique que l’on croyait oubliée, du moins en Europe occidentale, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
État d’urgence, de l’exception à la règle
François Hollande et Manuel Valls veulent proroger l’état d’urgence d’au moins trois mois, soit jusqu’au 26 mai, en attendant de l’inscrire dans la Constitution lors de la prochaine révision. Mais il pourrait être prolongé une nouvelle fois à cause de l’Euro 2016, qui a lieu au début de l’été – si ce n’est « jusqu’à ce qu’on puisse en finir avec Daech », comme l’a laissé entendre Manuel Valls à la BBC. Contestée devant le Conseil d’État par la LDH, cette mesure d’exception a surtout permis à l’exécutif de réprimer tous azimuts.
Au 21 janvier, ce sont 3 189 perquisitions, 541 armes saisies, 382 interpellations et 406 assignations à résidence qui ont eu lieu, et près de 2 000 poursuites judiciaires déclenchées, essentiellement dans des affaires de stupéfiants, de titres de séjour et de trafics d’armes. Et seulement quatre procédures pour antiterrorisme…
Aussi, contourner, ou plutôt empêcher la vigilance de la haute juridiction de la rue de Montpensier, « impose de modifier la Constitution » puisque « [sa] jurisprudence sur la déchéance de nationalité souligne les limites d’action du législateur ordinaire. Le Conseil pose fermement le principe d’égalité de tous les Français devant les règles de nationalité. […] La réforme nécessite un fondement constitutionnel pour que la loi ordinaire ne puisse être dénoncée sur le fondement du principe d’égalité ».
contexte de défiance
Anthropologue, directeur de recherche à l’EHESS, Michel Agier travaille depuis longtemps sur les mouvements migratoires à travers le monde. Selon lui, « ce type de dispositif – et de discours – consiste à créer de la peur chez tous ceux qui ont plus d’une nationalité, tous ceux qui ont une part d’étranger parmi nous, en particulier ceux chez qui elle est le plus visible, qui en portent la marque dans leur corps. On les montre du doigt, en somme, et on leur dit : “On vous a à l’œil”. »
C’est aussi, pour l’anthropologue, une sorte de continuité symbolique de l’ancienne situation coloniale qu’ont connue, pour la plupart, les parents des populations ciblées : « Ceux qui sont désignés ainsi sont souvent les descendants de ceux qui avaient une nationalité au rabais dans les territoires autrefois “français”, telle une résurgence de leur infériorisation par rapport à la nationalité. Et c’est aussi, je crois, la mauvaise façon de la France de s’inscrire dans la mondialisation, en poursuivant son passé colonial en quelque sorte ! »
Cette stigmatisation, ou du moins cette désignation implicite, de ces Français sur lesquels on fait peser un doute sur leur loyauté in fine, relève de la même logique que les inflexions successives apportées au droit de la nationalité, en particulier du droit du sol. Dans les lois Pasqua de 1993, qui reprenaient une idée du FN, on a introduit l’exigence d’une « manifestation de volonté » de devenir français, entre 16 et 21 ans, pour les enfants d’immigrés nés en France. Or, auparavant, et ce depuis une loi fondatrice de 1889, ceux-ci devenaient français à leur majorité de manière automatique, leurs parents pouvant anticiper par simple demande leur acquisition de la nationalité avant leur majorité.
En 1998, la « gauche plurielle » opère une sorte de compromis entre l’ancienne législation et celle de 1993, réintroduisant l’acquisition de plein droit de la nationalité française pour les jeunes étrangers nés en France, qu’ils peuvent demander dès 16 ans avec une condition de résidence minimale durant cinq ans. La demande anticipée faite par les parents est de nouveau possible, mais seulement à partir de 13 ans. Quant à l’acquisition de la nationalité par mariage, la loi de 1998 ramène à un an le délai que la loi de 1993 avait porté à deux ans. Mais, en 2003, une nouvelle loi le porte de nouveau à deux années, avec l’exigence de prouver une communauté de vie « affective et matérielle », délai augmenté à quatre ans en 2006.
Dans la même logique de demander des preuves de « volonté » d’intégration, on exige du postulant par mariage ou naturalisation une maîtrise suffisante de la langue française, dont le niveau sera relevé encore en 2011 : on demande alors une « connaissance suffisante de l’histoire, de la culture et de la société françaises ». Le postulant doit ainsi se soumettre à des tests que certains Français de naissance auraient sans doute du mal à passer parfois eux-mêmes… Enfin, toute acquisition de nationalité, quelle que soit sa cause, est -signifiée lors d’une « cérémonie d’accueil dans la citoyenneté » au cours de laquelle est remise au nouveau compatriote une « Charte des droits et des devoirs du citoyen français ». En somme, toutes ces mesures sont censées prouver la volonté de la personne d’intégrer sa « nouvelle » nation, dans un contexte de défiance quant à sa véritable allégeance au pays.
État-nation en crise
Or, cette suspicion récurrente de la volonté des descendants d’immigrés d’être « pleinement » français, déjà fortement contestée par nombre d’enquêtes, a été démentie récemment par la grande étude « Trajectoires et origines » menée auprès de plus de 22 000 personnes d’origine immigrée par l’Insee et l’Ined : plus de 85 % d’entre elles déclarent spontanément « se sentir français[es] », soit le même taux environ que dans la population d’origine non immigrée (1). Cette enquête pointe ainsi « l’intégration asymétrique » des descendants d’immigrés en France, puisque ceux-ci déclarent dans la même proportion « ne pas se sentir reconnus comme français ».
Pour Michel Agier, « cette succession de politiques migratoires et même identitaires renforce l’image d’un État-nation en crise, en incapacité d’intégrer. Ce qui apparaît dans le fait que, contrairement au siècle dernier, ceux qui gagnent aujourd’hui le Vieux -Continent n’ont pas envie d’aller en France ». Or, les déclarations des plus hautes autorités de l’État, « évoquant même la possibilité de créer des sans-État, des apatrides – même si celle-ci a été abandonnée –, ne peuvent que produire de la peur chez les nouveaux arrivants, à l’heure où il y a encore plus de dix millions d’apatrides dans le monde ».
L’historien Pascal Blanchard, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire coloniale de la France, mais aussi sur la présence de minorités originaires de l’ancien empire dans l’Hexagone, rappelle justement que « l’intégration est toujours et intrinsèquement un processus à double sens, l’un s’intégrant, l’autre intégrant celui-ci ». Aujourd’hui, les discours stigmatisant ces prétendus potentiels traîtres à la nation que seraient les binationaux ne peuvent que renforcer la profonde amertume qu’il entend souvent s’exprimer, lors d’interventions ou de cours, par un grand nombre d’enfants d’immigrés de deuxième, troisième, voire quatrième génération.
Pourtant détenteurs de la carte d’identité française, ceux-ci répètent : « Monsieur, de toute façon, on a bien compris qu’on ne sera jamais français. » Surtout, « ils ne savent même pas pourquoi ils sont en France, dans une ignorance totale de l’histoire de leurs parents et grands-parents ». Et l’historien de pointer « l’abandon de toutes les politiques éducatives sur l’histoire de l’immigration et du passé colonial de la France, et sur les enjeux multiculturels dans la société française. Leur faire chanter “la Marseillaise” est la seule chose proposée ! »
Plus largement, aucune interrogation sur les politiques sociales et urbaines, « dont l’échec est patent », n’est plus de mise. Et l’historien de s’inquiéter pour l’avenir : « La gauche de gouvernement, aujourd’hui, refuse de se remettre en question et n’hésite plus à verser dans un discours hyperviolent envers les jeunes issus à la fois de l’immigration et des quartiers populaires. Or, 90 % des auteurs des attentats en 2015 proviennent de zones urbaines prioritaires… »
(1) Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.), Éd. de l’Ined, 2016. Voir l’entretien avec Patrick Simon dans Politis n° 1386 du 14 janvier.