Lyonel Trouillot : Écrire avec les siens
Dans Kannjawou, son neuvième et superbe roman, Lyonel Trouillot donne à voir la dislocation d’un groupe d’amis, à l’image du devenir de son pays, Haïti.
dans l’hebdo N° 1387 Acheter ce numéro
Lyonel Trouillot parvient à résoudre la contradiction de figurer, parmi les écrivains haïtiens, l’un des plus puissants porte-parole de son peuple démuni et, en même temps, d’atteindre à l’universel. Mais peut-être cette contradiction n’est-elle qu’apparente. Peut-être qu’en fouillant loin dans l’humanité de ses personnages, c’est-à-dire aussi dans leur part d’ombre, découvre-t-il ce qui nous unit aux habitants des faubourgs déshérités de Port-au-Prince, au-delà d’un éventuel élan de solidarité.
Kannjawou, son neuvième roman (tous publiés chez Actes Sud), confirme le talent exceptionnel de cet écrivain, dont la palette s’élargit toujours plus : ce livre-ci semble pénétrer dans la chair de l’existence avec une acuité inouïe. Chaque paragraphe ouvre une nouvelle perspective, un nouveau registre de perception. Kannjawou s’avère d’une richesse infinie.
« Kannjawou » : en créole, le mot signifie « grosse fête », et c’est le nom d’un bar-restaurant que fréquentent des Blancs ou « des presque Blancs ». Autrement dit, des riches. Lyonel Trouillot a donc choisi pour titre le nom d’un lieu dont ses personnages principaux sont exclus, eux qui habitent la rue de l’Enterrement, qui mène au cimetière, dans la partie basse de la ville : Popol, Wodné, le narrateur, Joëlle et Sophonie, deux sœurs, dont la seconde, l’aînée, peut entrer au Kannjawou car elle y est serveuse.
Chacun avec sa personnalité, soudés par l’espoir de pouvoir changer un jour la vie pour plus de justice, par l’amitié aussi et par l’amour – Popol et Sophonie, Wodné et Joëlle formant couples –, ils sont « le club des cinq ». Ou plus exactement : ils étaient. Car le temps a creusé des failles entre ces amis d’enfance. Et même si le plus jeune, le narrateur, dit « le scribe » parce qu’il tient la chronique du quartier, n’a que 24 ans, le groupe s’est usé et se trouve sur le point de se disloquer. C’est ce moment que raconte Kannjawou.
Il le raconte notamment à travers un personnage dont la présence rue de l’Enterrement est symbolique : le petit professeur. Fils de notaire, habitant un quartier plus doté de la ville, le petit professeur a été accepté rue de l’Enterrement, et même adopté par les enfants à qui il fait la lecture. C’était l’époque où, du côté des pauvres et plus particulièrement des cinq, et malgré ce qu’on pensait des riches et des « occupants », ces militaires et bureaucrates interchangeables des ONG gouvernementales, on pouvait se montrer ouvert à qui venait d’ailleurs, socialement et géographiquement. Le narrateur éprouve une amitié admirative envers le petit professeur, de 30 ans son aîné, très épris, lui aussi, de littérature. « La vérité est que, fils de rien ou fils de notaire, on a besoin de beaucoup de phrases et de personnages pour constituer dans sa tête une sorte de territoire rempli de caches et de refuges. »
Mais les temps changent, où grandissent le sentiment d’abandon et la colère stérile. Et viennent les bilans. Il n’y a pas que la fausse démocratie désormais en vigueur en Haïti, celle qui entretient la misère et dont Lyonel Trouillot livre une vision précise et acerbe, comme il l’avait fait dans Yanvalou pour Charlie (2009). Il y a aussi les erreurs du groupe. « Nous voulions changer le monde, mais nous n’aimions que nous […], nous aimions l’avenir sans aimer le vivant », écrit le narrateur. Wodné, le plus militant d’entre eux, se durcit, se racornit, nourrit de la « haine ». Joëlle, sa compagne, perd son « espièglerie » et le suit désormais comme son ombre. Alors le petit professeur a de moins en moins sa place rue de l’Enterrement, d’autant qu’il est tombé amoureux de Joëlle. Son exclusion est emblématique du tournant pris par l’époque, de l’impuissance des mots dans une telle situation, du rejet de l’autre et de la victoire du désespoir. Le roman nous entraînant peu à peu vers une scène sans retour, qui tient autant du sacrifice que de l’autodafé.
Mais la progression dramaturgique est ici toute relative. Kannjawou développe moins une intrigue qu’il ne se fait le témoin sensible d’une évolution entre les personnages et au sein d’eux-mêmes, dans un « pays occupé », c’est-à-dire « sans vie », que l’auteur réussit pourtant à rendre extrêmement présent. Le sentiment de mort est omniprésent, renforcé par la position et le nom de cette rue de l’Enterrement, où défilent le jour des cortèges dans lesquels on pleure, plus ou moins sincèrement, les défunts qu’on mène au cimetière, et où passent la nuit les voleurs de cercueils, qui échappent ainsi à la misère.
Mais il n’y a pas plus de bonheur au Kannjawou, où les riches descendent pour s’encanailler. « Les habitués du bar ont décidé depuis longtemps qu’en plus de leurs salaires d’experts, de consultants, ils partagent quelque chose en commun : le droit de constituer une bande. […] Eux-mêmes, entre eux, ne sont pas des personnes mais des fonctions. Ce qui les lie, c’est les coutumes du clan. […] Ami-ami tant qu’on partage la même condition temporaire. Peu importe au fond qui tu es. Un salaud. Un chic type. Ou juste quelqu’un de bien. Tu es du clan. On est copains. Et merde aux autres. »
Heureusement, Man Jeanne veille sur la rue de l’Enterrement, mémoire du quartier – elle a connu la première Occupation, « il n’y eut rien de pire » – et mère protectrice de tant d’enfants qui n’ont pas eu de parents. Sophonie continue à donner d’elle-même aux autres, elle travaille pour une association de femmes. Popol a pris la direction du Centre culturel, qui s’adresse aux jeunes. Mais le narrateur s’interroge : « Se peut-il que tous les pas de notre enfance […] n’aient été que des pas perdus ? »