Patrick Simon : « L’idéal d’une société mobile est contredit »
Patrick Simon a codirigé une enquête sur les trajectoires en France des populations immigrées et de leurs descendants. Un travail novateur.
dans l’hebdo N° 1386 Acheter ce numéro
Cette étude publiée sous l’égide de l’Institut national d’études démographiques (Ined), avec la collaboration de l’Insee, aura pris près de dix ans. Dont deux années de recueil de données (entre 2008 et 2009) auprès de 22 000 personnes ayant répondu à un questionnaire sur leurs origines géographiques, leurs convictions religieuses, leur sentiment d’appartenance à la communauté des citoyens français, mais aussi sur leur opinion quant à la considération des autres Français à leur égard en tant que compatriotes. L’enquête a produit plus de 600 pages de statistiques permettant, si la couleur de la peau ou l’ethnicité d’origine ne sont pas directement mentionnées (les statistiques dites « ethniques » étant prohibées en France), de mettre en lumière les discriminations qui ont cours dans la société française. Ce qui n’a pas été sans susciter une forte contestation au départ…
Dans l’introduction, vous précisez que cette enquête a été menée « sous haute surveillance ». Pourquoi ?
Patrick Simon : Les enquêtes de statistiques sont toujours plus encadrées que celles à base d’entretiens ou ethnographiques mais, lorsqu’on travaille sur les questions liées aux minorités et aux discriminations, on est ultra-surveillés. Cependant, même dans ce cadre particulier, les conditions entourant l’enquête nous ont un peu surpris. On ne s’attendait pas à ce qu’une enquête de sciences sociales provoque de telles réactions puisque, contrairement à tous les débats sur les statistiques ethniques qui avaient eu lieu, elle ne proposait pas d’établir un recensement ou de créer un fichier officiel, mais bien de réaliser un travail de recherche classique. Or, nous avions commencé en posant des questions sur les discriminations, mais aussi sur la couleur de peau des personnes interrogées, parce qu’on supposait que cela avait un rapport avec leur expérience. Et donc qu’il n’était pas inutile de connaître cette dimension dans le cadre d’une enquête de ce type. Cela a créé une grande agitation et une levée de boucliers assez inattendue. Dès 2007, SOS Racisme assimile nos questions à une forme de racisme ! Cette association a lancé une campagne publique contre nous, profitant du débat sur la loi sur l’immigration « Hortefeux 1 », avec une pétition contre une enquête de sciences sociales posant des questions sur la religion ou la couleur de la peau. Près de 100 000 personnes l’ont signée, parmi lesquelles figuraient le président de la République actuel et tout l’état-major du PS ! Nous avons dû nous expliquer, comme c’est l’usage, mais dans des conditions tendues, pour ne pas dire désagréables, devant le Comité national d’information statistique, l’instance où est discuté le bien-fondé des enquêtes publiques. Nous avons eu peur, car l’annulation pure et simple de l’enquête était possible, alors que nous avions un budget de 2,4 millions d’euros. Le soutien clair et affirmé de la direction de l’Ined, en l’occurrence de François Héran à l’époque, a été capital.
S’agissait-il d’une enquête de statistiques ethniques ?
Non, car « statistiques ethniques » ne veut pas dire grand-chose. On a enregistré le pays de naissance et la nationalité des personnes interrogées et de leurs parents. À partir de là, nous avons fait nos échantillons. Mais nous n’avons pas posé de questions sur l’appartenance ethnique. Pourquoi ? Essentiellement parce que c’est une terminologie qui n’est pas bien comprise par les personnes interrogées. Cependant, selon moi, c’est tout de même une forme de statistiques « ethniques » dans le sens où nous avons formé des groupes dont les contours sont formalisés par des dimensions ethno-raciales. Par exemple, les deux catégories de personnes originaires des DOM ou d’Afrique subsaharienne se rapprochent en fait parce qu’elles sont noires. Aussi, quand on fait l’analyse des résultats, tout le monde comprend de qui on parle, même s’il n’y a pas de catégorie formalisée de personnes « noires ». C’est une hypocrisie bien française de dire que poser la question de la couleur de la peau serait affreux, voire raciste, alors qu’on pense immédiatement à des Noirs quand on parle de « Domiens ». Et si j’écris « Noirs », tout le monde me tombe dessus, mais chacun tire ses propres conclusions à partir de sa lecture du monde social. Les lecteurs remplissent les vides…
L’un des principaux enseignements de cette recherche est que la plupart des jeunes Français issus de l’immigration se déclarent tout à fait français ; en revanche, c’est le regard de l’autre à les considérer comme français qui fait souvent défaut…
Les débats portent toujours sur le prétendu défaut d’allégeance ou d’appartenance des descendants d’immigrés. Avec l’idée qu’une distance s’est établie entre la société française, ses valeurs, ses normes, et la plupart des jeunes d’origine immigrée : ceux-ci n’en feraient pas vraiment partie, ne feraient donc pas société. Or, cette question-là, nous l’avons traitée en partie par une première question : « Vous sentez-vous français ? » La réponse affirmative est sans équivoque et massive, à plus de 85 %, soit un taux très similaire de celui de la population d’origine non immigrée. Cependant, à la deuxième question : « Vous sentez-vous reconnu comme français ? », tous ceux qui ne sont pas d’origine immigrée répondent par l’affirmative, tandis que ceux d’origine non européenne, et en particulier maghrébine, antillaise ou subsaharienne, disent qu’on ne les voit pas comme des Français. Il y a donc là une intégration « asymétrique » : du côté de la société, on continue de faire des différences. L’enquête montre ainsi ce processus qui est bien celui d’une ethnicisation. Quand on commence à penser que, pour être français, il faut être blanc – même si ce n’est jamais dit nulle part –, on a un problème dans la conception même de la citoyenneté !
Vous montrez aussi qu’il y a peu de problèmes dans les relations interpersonnelles, et les gens se fréquentent plutôt facilement. Mais les discriminations s’accentuent dans le logement ou le travail…
Tout à fait. En dépit de la ségrégation urbaine très dure que l’on connaît bien, il y a une certaine forme de fluidité des relations sociales : les rencontres entre personnes d’origines différentes sont la norme. De même, dans le choix du conjoint, les unions ne sont pas confinées à l’intérieur des groupes d’origine, et la mixité prédomine à la seconde génération. La comparaison avec les États-Unis montre ici une vraie différence puisque les couples mixtes Noirs-Blancs y représentent moins de 8 % des unions. En France, c’est plutôt de l’ordre de 40 % à 45 %. Toutefois, lorsqu’il s’agit du logement ou du travail, on observe des formes marquées de préférences et de discriminations qui se combinent. Les « minorités visibles » subissent une pénalité plus ou moins forte selon les secteurs. Et l’on sait que, dans l’accès aux fonctions politiques, c’est encore plus présent. Dans le système de reproduction sociale, la porte est plus ou moins fermée pour tout le monde dans les milieux populaires, mais elle l’est encore plus pour les minorités visibles. C’est dramatique, car c’est l’idéal d’une société « sans distinction d’origine », dans laquelle la mobilité devrait être possible, qui est alors contredit.