Séries TV : Show me a hero…
Les séries politiques se multiplient. Les sujets et les modes de traitement explosent, généralement autour d’un personnage qui humanise l’exercice du pouvoir. Mais l’opération se fait-elle au profit des idées ?
dans l’hebdo N° 1388 Acheter ce numéro
Frank Underwood vous regarde au fond des yeux. Il s’adresse à vous. Il vous explique le coup politique, et personnel, qu’il s’apprête à faire. Cette connivence forcée par le regard caméra vous rend complice -d’Underwood-Kevin Spacey, personnage principal de la série américaine House of Cards (Beau Willimon). C’est un whip : celui qui veille à ce que les élus (les congressmen) du parti votent les projets du gouvernement. Un poste d’influent, d’intrigant, d’autoritaire…
Certains adorent : Underwood est un démocrate affreusement cynique (« La démocratie est tellement surestimée »), c’est l’antihéros assumé, l’ami détestable, le double inavouable, votre mauvaise conscience, voire votre fantasme sombre d’homme politique. D’autres détestent, se sentant prisonniers de cette intimité instaurée par l’adresse directe du personnage, avec des explications pas si édifiantes qui ont surtout pour effet de le rehausser lui, le maître du jeu. Sans compter que le machiavel devient carrément criminel. « Et cette scène où il urine sur la tombe de son père en prétendant se recueillir ? », s’offusque un spectateur.Ce pourrait être drôle si tout le personnage n’était pas une démonstration outrancière de duperie revendiquée comme ligne politique et personnelle. House of Cards, c’est presque une leçon de « comment garder le trône au royaume du “tous pourris” ? ».
Les meilleures séries politiques
Laurence Herszberg, fondatrice et directrice du festival Séries Mania, propose une typologie :
- Les démocrates idéalistes : À la Maison Blanche (États-Unis) et Borgen (Danemark), qui plongent dans la politique aux côtés de personnages modèles et font appel à notre intelligence.
- Les cyniques : House of Cards et Boss (États-Unis).
- Les satiristes, proches de la sitcom, qui font de la politique une aventure hilarante : Veep (États-Unis), The Thick of It (Grande Bretagne), Parks and Recreation (États-Unis).
- Les rétrospectives : Rome (États-Unis, Grande-Bretagne, Italie), Les Tudors (Canada, Irlande), 1992 (Italie).
- Les Nordiques : Blue Eyes (Suède), qui suit l’extrême droite. Tellus -(Finlande) sur l’éco-terrorisme et la légitimité de l’action. Occupied (Norvège).
- Les sociétales, qui abordent des questions politiques par un autre biais : The Principal (Australie), The Wire, Treme (États-Unis).
- Et l’incontournable Game of Thrones (États-Unis).
Dans cette mini-série de six épisodes, la tombe du père est moins l’occasion de raviver une relation qu’une trouvaille de David Simon pour entrer dans la tête, et la solitude, de son héros. En se confiant au défunt, Nick Wasicsko ouvre son cœur au spectateur.
Le héros, un acteur social ?
Underwood et Wasicsko sont aux antipodes l’un de l’autre. « 99 % de House of Cards est vrai », d’après Bill Clinton. Le pourcentage est à peine plus faible dans Show Me a Hero, qui, en reprenant une citation de Francis Scott Fitz-gerald, romance une histoire vraie avec cette captation du réel qui est la marque de David Simon. Le créateur de The Wire (première série documentaire de cette trempe) et Treme (première série musicale de l’histoire des séries) est un ancien journaliste épris de justice sociale et de construction chorale. Si ses héros sont d’abord des villes (Baltimore, La Nouvelle-Orléans, Yonkers), il façonne avec Nick Wasicsko un personnage comme Sabine Chalvon-Demersay pourrait en rêver : cette directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) défend une « responsabilité politique des héros de séries télévisées » (voir p. 25).
Si la chercheuse estime que ce n’est pas tant au personnage lui-même d’assumer sa responsabilité qu’à la critique de la lui faire endosser, Nick Wasicsko la devance en incarnant l’homme face à lui-même. Show Me a Hero, c’est la politique dans toutes ses dimensions : locale, électorale et électoraliste, individuelle et pleine d’ambition, sociale et collective, via notamment l’empowerment que la série illustre aussi. Sans compter qu’elle se fait aussi la chambre d’écho de l’actualité américaine (les événements de Ferguson et Sanford) ou française, quand les collectivités ne respectant pas les quotas de logements sociaux écopent à peine d’une amende. -Imagine-t-on l’impact d’un quota imposé par un tribunal à Neuilly ?
« House of Cards n’est pas une série politique, c’est une série sur le pouvoir », décrète son scénariste, Beau Willimon, qui a été conseiller politique et se trouve lui-même plus optimiste que cynique. Selon lui, les bonnes intentions, c’est bon pour nos représentants, les mauvaises, c’est bien meilleur pour les héros de série. « Un homme comme Barack Obama est fascinant, mais il a dû trahir des gens […] pour arriver jusqu’à la Maison Blanche. Pour devenir président, où que ce soit, vous devez faire rouler quelques têtes. » (Télérama).
Quelles têtes Birgitte Nyborg a-t-elle fait tomber ? L’héroïne de Borgen, série danoise d’Adam Price vendue partout dans le monde, est devenue, en trente épisodes, « la femme de pouvoir la plus prisée du monde politique, à gauche comme à droite », souligne Laurence Herszberg, fondatrice et directrice du festival Séries Mania. Parce que les scénaristes montrent cette Première ministre danoise aussi bien dans son espace domestique que professionnel, au combat ou en proie à des doutes, défendant des opinions ou avalant des compromis. Surtout, Birgitte Nyborg (Sidse Babett Knudsen), sous étiquette centriste, parvient à force de réflexions, mais aussi de conseils et de travaux en équipe, à sortir de situations inextricables par le haut. Que ce soit le débat danois sur la légalisation de la prostitution, l’éviction de son poste et de son parti par ses anciens soutiens, son addiction assumée à la politique, les accords passés avec l’extrême droite ou l’accueil des étrangers.
Réalisme et réalité
« La politique est un sport de combat en France », rappelle Laurence Herszberg. Ce qui explique en partie la passion des spectateurs français pour les séries politiques et leur impatience d’en voir de cette tenue en France. « Les séries politiques se multiplient, constate Sabine Chalvon-Demersay. Aussi bien dans la fiction française que dans la fiction étrangère, ces séries d’un nouveau style ont été une manière de rafraîchir les thématiques ressassées des policiers et des commissariats. (1) » La politique est montrée comme un milieu « professionnel » avec ses codes et ses tensions dramatiques propres. Le peuple est loin. Si les citoyens formaient le cœur de séries sociales comme The Wire, ils ne sont, dans ces séries politiques, que les causes lointaines des remous qui affectent le véritable sujet : les sphères du pouvoir, observées à la loupe, presque comme un objet sociologique.
Pour le chercheur Emmanuel Taïeb (2), « si les séries politiques comme À la Maison Blanche, Borgen, Boss ou Commander in Chief ont rapidement attiré l’attention des chercheurs en sciences sociales, c’est précisément parce qu’elles semblent donner à voir le “réel”, le “terrain”, accessible et mis en récit dans une forme idéale. Au risque cependant de basculer dans une “sofa sociology”, dans l’illusion de croire que le réalisme se confondrait avec la réalité, et dans l’oubli que tout ce qui est montré renvoie à des intentions, des conditions de production, des scénarios, et demeure fictionnel. »
Mais quel terrain d’expérimentation que des séries comme Blue Eyes sur la montée de l’extrême droite en Suède ! Ou Occupied, récit d’anticipation sur l’occupation de la Norvège par la Russie avec la complicité de l’Europe, laquelle refuse ce que le chef écologiste du gouvernement norvégien propose à la planète : une alternative au pétrole.
La série française Le Baron noir a poussé la volonté d’authenticité jusqu’aux noms des partis, syndicats et médias, identiques à la réalité (à partir du 8 février). « Le monde politique du Baron noir est exactement le même que celui de la France d’aujourd’hui, explique Éric Benzekri, coscénariste avec Jean-Baptiste Delafon de la production de Canal +. Il est constitué des mêmes partis et régi par les mêmes règles, que ce soit les statuts du Parti socialiste ou la Constitution de la Ve République. Seul le personnel politique change, ce sont les personnages. »
L’enjeu ? Se débarrasser de tout travail d’exposition de l’univers parallèle pour favoriser l’immersion. « Faire une série avec un monde aussi proche du réel permet d’aller plus loin », affirme le producteur Thomas Bourguignon. Si le monde de la série est réel, alors tout ce qui y advient semble crédible. Or, faire entrer le spectateur dans une part de réalité par le biais de la fiction, c’est tout l’enjeu du Baron noir, selon son producteur : « La fiction nous permet de montrer les coulisses du pouvoir, auxquelles on n’a pas accès. Les documentaires les révèlent, mais par le biais de propos rapportés. Nous voulons montrer le moment de la décision, raconter comment se fabrique la politique. »
En suivant le combat entre -Philippe Rickwaert, député-maire socialiste du Nord, et le candidat à la présidentielle Francis Laugier, Le Baron noir met en scène des hommes dévorés par la politique et des vies de dilemmes cornéliens. « Nos personnages vivent en politique, pensent en politique, la politique ne leur laisse pas un instant de répit », raconte Jean-Baptiste Delafon. « Ces gens-là peuvent être pourris, formidables ou les deux. Mais, quoi qu’il en soit, ils se coltinent le réel, renchérit Éric Benzekri. La fiction amène les gens à se mettre à leur place, ce qui est plus compliqué dans la réalité. Si vous n’aimez pas Manuel Valls, vous ne prendrez pas la peine de vous demander ce qui l’a conduit à prendre telle ou telle décision. La fiction – où le contrat est clair, c’est un spectacle – permet au spectateur d’éprouver de l’empathie et donc de se poser ces questions politiques. »
Des hommes contre des idées ?
Ridicules (Veep), cyniques (House of Cards), opportunistes (Show Me a Hero) ou intègres (Occupied), les héros de série racontent une politique à l’échelle individuelle, soumise aux faiblesses humaines. Ceux qui nous gouvernent sont des hommes, des femmes, avec leurs sentiments, leurs émotions et leurs contradictions. Les séries politiques font-elles pour autant l’impasse sur les idées ? Si House of Cards nie l’existence même d’idéaux (« Je laisse l’idéologie aux généraux du dimanche. Ça ne me sert à rien », déclare Frank Under-wood), d’autres les terrassent en illustrant l’impuissance de leurs personnages. Occupied montre ainsi un homme politique intègre, mais prisonnier d’un engrenage géopolitique qui le dépasse. Cependant, la série norvégienne donne également à voir une utopie écologiste dans une démocratie menacée, et les ambiguïtés de ceux qui se battent pour elle. Ici, la résistance à l’occupation est à la fois le fait de militants pour une Norvège pure (qui s’adjoignent des Tchétchènes réfugiés et un responsable de la sécurité prêt à tout pour protéger son pays) et des groupes d’une extrême gauche écolo-cynique et arrogante. Thème que l’on retrouve dans une série finlandaise, Tellus (JP Siili), où de jeunes activistes adeptes de l’éco-sabotage propre se prennent les pieds dans leurs idéaux quand une action entraîne un meurtre.
« Dans la lignée des films Night Moves et The East_, cet intense thriller écolo questionne : jusqu’où sommes-nous prêts à aller au nom de nos convictions ? »_, résume la fiche 2015 du festival Séries Mania. Où sont les idées ? Au cœur de la tension scénaristique. Car c’est pour elles, ou tout du moins en leur nom, que les personnages agissent.
En imaginant un autre présent, ces fictions expérimentent des idées en action. Elles « offrent une pluralité de mondes comme autant de communautés possibles, comme autant de “et si” qui décalent le monde sensible et s’en affranchissent, pour dire ce qu’il pourrait être, écrivent Antoine Faure et Emmanuel Taïeb (2). À ce titre, les séries sont porteuses d’utopies. »
(1) « Pour une responsabilité politique des héros de séries télévisées », Sabine Chalvon-Demersay, Quaderni, n° 88, 2015.
(2) « Les “Esthétiques narratives” : l’autre réel des séries », Antoine Faure et Emmanuel Taïeb, Ibid.