« Agrandir le passé »
Dialogue entre l’historien Benjamin Stora et le romancier Alexis Jenni sur ces « mémoires dangereuses » héritées du passé colonial.
dans l’hebdo N° 1390 Acheter ce numéro
Oublier sa propre histoire est pour un peuple comme une petite mort. À l’inverse, l’inflation mémorielle peut être pour une société un symptôme de crise, une difficulté d’être dans le présent. Mais c’est à une troisième sorte de pathologie que nous invitent à réfléchir cette fois l’historien Benjamin Stora et le romancier Alexis Jenni, auteur de L’Art français de la guerre, prix Goncourt 2011 : ce qu’ils ont appelé Les Mémoires dangereuses. C’est sous ce titre qu’ils nous font partager un passionnant dialogue, récemment publié chez Albin Michel, suivi d’une réédition d’un ouvrage de Stora, Transfert d’une mémoire, paru en 1999.
Pour définir ces « mémoires dangereuses », héritées de l’histoire coloniale, on pourrait dire qu’elles résultent d’une occultation volontaire ou inconsciente de l’histoire de l’Autre. Un « Autre » qui participe pourtant lui aussi, et tout autant, à notre société. Pour Stora et Jenni, ce refus d’élargir géographiquement et culturellement notre imaginaire collectif, et qui enferme des communautés dans des récits exclusifs et concurrents, n’est pas étranger aux terribles maux qui secouent notre pays. Dans un avant-propos écrit au lendemain des attentats du 13 novembre, Stora souligne la difficulté pour la France « de penser l’islam autrement qu’en termes d’assimilation radicale ou de ghettoïsation ». Preuve pour lui que la pensée coloniale est toujours à l’œuvre. Il met en garde contre un réflexe de repli identitaire qui, « dans un contexte d’effroi », peut conduire notre société à céder à la haine que les terroristes veulent précisément installer.
Pour y échapper, l’historien plaide pour une véritable connaissance de l’histoire du Sud. Ce qu’Alexis Jenni traduit magnifiquement quand il suggère « d’agrandir le passé ». Puisque le passé de la société française d’aujourd’hui, c’est aussi celui de tous les groupes issus de la France coloniale, depuis les nostalgiques de l’empire, les « sudistes » qui se retrouvent souvent dans la mouvance du Front national, jusqu’aux enfants et petits-enfants d’immigrés. Une histoire qui ne serait plus hexagonale et chrétienne serait la meilleure riposte à tous les essentialismes que dénonce Alexis Jenni quand il déplore que l’on cherche trop souvent « dans le Coran, comme s’il s’agissait de l’ADN des sociétés arabo-musulmanes, les signes d’une violence qui serait inhérente à l’islam ».
Au passage, l’écrivain pointe l’accord paradoxal entre islamistes et islamophobes pour affirmer qu’islam et République « ne sont pas compatibles ». Islam et République sont évidemment compatibles à condition que l’on parvienne à faire la synthèse, dans un même récit respectueux de la place et de l’imaginaire de tous, de mémoires parfois violemment concurrentes.