Assignés à résistance !
Une contre-offensive s’organise contre les projets de loi gouvernementaux. Les collectifs militants, soutenus par des ONG et des syndicats, veulent inciter les citoyens à se saisir du débat.
dans l’hebdo N° 1390 Acheter ce numéro
Ils étaient plusieurs milliers, le 30 janvier, à défiler dans toute la France contre l’état d’urgence. De quoi « faire mentir les chiffres », affirmait -Françoise Dumont, présidente de la Ligue des droits de l’homme, en conclusion de la manifestation parisienne. Car pas une semaine ne passe sans qu’un nouveau sondage vienne affirmer le soutien des Français à la prolongation de l’état d’urgence et à sa constitutionnalisation. « Un sondage, c’est une question posée en quelques secondes. Il n’y a pas de nuances, pas de réflexion, dénonce Isabelle Attard, l’une des rares députés à s’être opposée à la prolongation de cet état d’exception lors du vote de novembre. Qu’un gouvernement s’appuie là-dessus est effrayant. »
Ces chiffres sont surtout symptomatiques d’un débat confisqué par le pouvoir, selon la députée : « On nous assène l’idée qu’on a besoin de l’état d’urgence pour lutter contre le terrorisme. Résultat, on évite de s’interroger sur son efficacité, et ceux qui s’alarment de son impact sur les libertés sont jugés au mieux naïfs, au pire pro-terroristes. »
« On fait face à des opérations de communication politique qui limitent le débat en s’appuyant sur le climat de peur collective qui règne depuis le 13 novembre, note pour sa part Éric Beynel, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires. Face à ce discours, il est urgent de faire entendre des voix discordantes. »
Depuis novembre, des militants, des collectifs et quelques rares élus tentent d’organiser une contre-offensive citoyenne. Lancés en décembre, les collectifs Nous ne céderons pas et Stop état d’urgence, larges coalitions de syndicats et d’associations à l’origine de la manifestation du 30 janvier, recensent sur leur site et leur page Facebook les initiatives locales et appels à mobilisations. En leur sein, certaines organisations se sont, elles, attelées à contrer le discours du gouvernement, en diffusant largement leurs propres analyses de l’état d’urgence et de ses conséquences.
Ainsi, le 27 janvier, le Syndicat de la magistrature, l’Observatoire international des prisons et d’autres ont publié un rapport sur le régime juridique de l’état d’urgence et les enjeux de sa constitutionnalisation. L’objectif : mettre à la disposition des citoyens une expertise technique et critique pour mieux contrer les arguments du gouvernement.
L’enjeu du rapport -d’Amnesty International, publié le 4 février, n’est pas différent. Alors que le gouvernement met régulièrement en avant les chiffres des perquisitions administratives et des assignations à résidence pour illustrer l’efficacité de l’état d’urgence, l’ONG s’est employée à décortiquer la réalité derrière les nombres. Ses conclusions sont sans appel : « disproportionnées » et trop souvent « discriminatoires », les mesures appliquées ces trois derniers mois ont entraîné de multiples « violations des droits humains ».
À l’heure où la prolongation de l’état d’urgence et sa constitutionnalisation sont discutées au Sénat et à l’Assemblée, les associations rappellent aux citoyens qu’ils peuvent s’inviter dans le débat politique. La Quadrature du Net a ainsi créé un site, etatdurgence.fr, permettant d’appeler gratuitement ses représentants pour leur enjoindre de s’opposer à la prolongation de cet état d’exception et à sa constitutionnalisation. De leur côté, Isabelle Attard et la sénatrice Esther Benbassa ont mis en ligne le projet de révision constitutionnelle sur le site Parlement&Citoyens, invitant les internautes à le commenter. Une consultation sur laquelle elles comptent s’appuyer pour batailler lors des discussions parlementaires.
Si le débat agite les rangs de l’hémicycle, il n’en est pas moins difficile à mener dans la société. « La question de l’état d’urgence nous concerne tous, il s’agit de nos droits, de nos libertés. Mais ce n’est pas facile de faire passer ce message, comme tout message collectif, dans une société très individualiste », reconnaît Éric Beynel. « L’état d’urgence s’est imposé sur un terrain démocratique déjà très délabré, où on nous a appris à penser que nous étions impuissants, qu’il n’y avait pas d’alternative, et que, même si nous nous battions contre des mesures iniques, nous étions défaits, souligne l’historienne Sophie Wahnich. Il y a une forme d’apathie -populaire, renforcée par cette atmosphère de peur. Les Français, angoissés, se défaussent sur un grand protecteur, le pouvoir, qui -saurait mieux ce qu’il faut faire. Et le pouvoir exploite cela en refusant de mettre en débat ce qu’il considère comme la seule et unique solution. Mais il y a aussi un énorme sentiment d’impuissance populaire. L’impression que, de toute façon, nous citoyens n’y “pouvons rien”. »
C’est pour lutter contre ce délitement démocratique que l’universitaire a lancé avec d’autres les Conseils d’urgence citoyenne, début janvier, appelant à la création de comités locaux, lieux de débat sur l’état d’urgence et, au-delà, sur nos institutions. Le mouvement a également appelé, le 3 février, à une « grève citoyenne ». Il invite les citoyens à porter un brassard marqué d’un V – pour vigilance – afin de provoquer le débat dans l’espace public et d’afficher sa résistance.
« Aujourd’hui, l’urgence, c’est de s’opposer à la prolongation et à la constitutionnalisation de cet état d’exception, explique l’avocat Jérôme Karsenti. Mais nous voulons aller au-delà. L’état d’urgence est le point d’orgue d’une dérive de notre République, où les citoyens n’ont plus leur mot à dire. » « L’idée, c’est de réfléchir ensemble à une réforme de nos institutions, ajoute Sophie Wahnich. Face aux dérives actuelles du pouvoir, il est urgent de remettre les citoyens au cœur de la production politique. »