François Kollar : La France au turbin
Une rétrospective de François Kollar au Jeu de Paume redonne vie au monde du travail dans l’entre-deux-guerres.
dans l’hebdo N° 1390 Acheter ce numéro
À Sotteville-lès-Rouen, c’est l’heure de la réparation d’une chaudière de locomotive. On entendrait presque les ronflements tumultueux de la bécane. Même boucan au forage des tôles, dans le Nord, où se distingue à peine la -silhouette d’un ouvrier engoncé dans la ferraille ; idem à Mulhouse, dans un atelier de montage des turbines ; au chantier naval de Penhoët, à Saint-Nazaire, à la construction des grands paquebots, sous l’œil d’un contremaître cravaté ; aux aciéries de Longwy, encore, au train de laminoirs à cinq cages.
Plus au calme, un paysan ariégeois ploie sous le foin amassé sur son dos, tandis que des femmes s’attellent à la mise en place d’un patron pour un empiècement de dentelle à la maison Callot Sœurs. Tâche pas moins délicate et précise que celle d’une femme de sardinier breton, ramendant ses filets, attentive, comme ces jeunes filles au repassage de mouchoirs à la main, dans l’entreprise Georges & Fernand Herbin, à Cambrai. À quoi pensent-elles, le fer à la main, le regard aux aguets des plis ? À quoi pensent ces mineurs lensois, chacun au nettoyage de sa lampe, ou ce batelier de la Seine, casse-grainant un ragoût et deux œufs durs, dans ce qui ressemble à une geôle sombre et humide, le litron de rouge à côté de l’assiette ?
Tous au boulot, donc, au turbin, calés dans la besogne, dedans, dehors, au froid, au sec, des entrailles de la terre en bords de mer, des chemins de traverse coupant la campagne rase aux espaces réduits d’un atelier, seuls ou à la chaîne, isolés ou alignés, dans un mélange de sueur douloureuse, plongés dans un mouvement perpétuel, à la peine. Telle est cette France au travail, croquée en noir et blanc par François Kollar à l’orée des années 1930. Une France de mineurs et marins, de cheminots et tourneurs, de tisserands et céramistes, d’agriculteurs, d’employés à la petite semaine, traquant la solde et le pécule pour payer son terme.
Andor Kertész, Gyula Halász, Endre Ernö Friedmann, László Elkán et Ferenc Kollár ont un point commun. Ils sont hongrois. Il en est un autre, moins évident. Ils sont photographes. Plus connus sans doute sous un autre nom. Respectivement André Kertész, Brassaï, Robert Capa, Lucien Hervé et François Kollar. Tous participent de cette -génération née entre 1894 et 1913, représentant à elle seule une histoire de la photo-graphie, mais une photographie exilée. Parmi ces artistes, François Kollar (1904-1979) est sans doute le moins connu du grand public. C’est à lui que le Jeu de Paume, à Paris, consacre une large rétrospective, en 130 tirages.
Son parcours est d’abord une histoire, celle d’un gamin qui reçoit son premier appareil photo à l’âge de 16 ans. Et, déjà, il monte son labo dans la cave de ses parents. Il est employé des chemins de fer, puis, à 20 ans, se décide à émigrer aux États-Unis, en passant par la France. Il y restera. D’abord en tourneur sur métaux dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt, puis en chef de studio, très vite, chez l’imprimeur parisien Draeger. Tout va très vite, à vrai dire. Il commence à piger pour des agences et différents ateliers, ouvre son premier studio en 1930, exécute nombre de portraits (sa femme et collaboratrice, Fernande Papillon), divers clichés pour la publicité et des marques de luxe (le champagne Mercier, Kodak, Magic Phono, avec Marie Bell, les disques -Gramophone), se distinguant dans la mise en valeur des modèles, des formes et des étoffes, maîtrisant d’emblée les arcanes de la lumière.
En 1931, Kollar se voit confier par les éditions Horizons de France la plus importante commande photographique française des premières décennies du XXe siècle, publiée sous forme de fascicules, intitulée « La France travaille », dans tous ses secteurs d’activité, de l’industrie à l’aviation, de l’agriculture à la pêche et à l’artisanat. Soit trois années (1931-1934) à parcourir -l’Hexagone, en croqueur de surfaces, et plus de 2 000 clichés à la clé. Après quoi, il se tourne vers la photographie de mode (Coco Chanel, Pierre Balmain, la duchesse de Windsor), additionnant les surimpressions, les photo-montages, les prises de vue en cadrage serré et en contre-jour, les doubles expositions et les solarisations. Quand il n’est pas en studio, il répond aux commandes industrielles (notamment en Afrique occidentale française), sans jamais s’éloigner du monde ouvrier, des usines Bata au Sénégal aux moulins à légumes de Moulinex à Alençon.
Si cette rétrospective se veut complète, c’est surtout la partie de cette « France au travail » qui domine. Une France en casquette, bras de chemise, tablier et blouse ou bleu de chauffe, qui voit l’aménagement de son territoire muter, avec ses usines, ses pêcheries, ses installations hydroélectriques, son aéronautique, avec ses femmes et ses hommes partout présents dans le processus de production, des travailleurs encore au cœur du monde industriel, artisanal et agricole qui se mécanisera bientôt, s’apprête à se standardiser.
Un monde capté par le photo-graphe, toujours dans un rapport d’échelle entre l’homme et la machine, de façon presque clinique, distante, se jouant des angles, des ombres, des courbes et des lignes – rares sont en effet les gros plans, et l’on voit le plus souvent des sujets arc-boutés sur la matière et le matériau, effacés, sinon estompés, pris dans la nasse du travail, terrassés par l’effort, l’ingrat boulot. Loin peut-être de laisser deviner le moindre mouvement social, à la veille pourtant du Front populaire. Loin, mais pas moins sensible.