« Je ne suis pas un salaud », d’Emmanuel Finkiel : Être ou ne pas être reconnu
Dans Je ne suis pas un salaud, Emmanuel Finkiel propose le portrait d’un homme qui cherche en vain sa place. Une tragédie à résonance universelle.
dans l’hebdo N° 1392 Acheter ce numéro
Si Voyages, son premier long métrage, avait une évidente dimension mémorielle (mais ne comportait pas de scène reconstituée), Emmanuel Finkiel est un cinéaste qui explore le présent avec une sagacité exemplaire. À l’heure de la crise des réfugiés, il faudrait revoir Nulle part, terre promise (2009), qui suivait un groupe de migrants, un cadre d’une entreprise délocalisatrice et une touriste, trois emblèmes du déplacement contemporain dont les motivations diffèrent mais ne sont pas sans lien de cause à effet. Le film se plaçait sobrement sur un plan politique, quand Welcome, sur un thème semblable, sombrait dans un désagréable pathos.
Je ne suis pas un salaud ne cède pas davantage à la facilité, qui met en scène un personnage en quête d’une place dans la société, où l’attention à l’autre ne paraît pas primordiale. Eddy Moreau (très convaincant Nicolas Duvauchelle), enclin à l’alcoolisme, brouillé avec sa femme -(Mélanie Thierry), est au chômage. Les premières séquences sont symptomatiques de sa difficulté à exister : Eddy est accoudé au zinc d’un bar ; le monde autour de lui s’active comme si chacun était indifférent à tout sauf à ses occupations. Aucun regard ne se porte sur lui sinon le sien, qui se réfléchit dans la vitre.
Le personnage ne cessera d’être environné de reflets de lui-même, dans des jeux de fenêtres et de miroirs : Eddy ne peut échapper à la façon dont il se perçoit. Sa mésestime de lui-même est souvent au rendez-vous. Le cinéaste multiplie également les plans sur une barre d’immeuble, chaque case éclairée constituant un intérieur où l’on vit le quotidien tant bien que mal. De ce quotidien, Eddy semble être davantage un spectateur impuissant qu’un acteur.
L’événement faisant basculer de la chronique au drame est l’agression d’Eddy par des jeunes d’une cité, qui le laisse sérieusement blessé. Sa femme, avec son fils, revient vers lui, l’institution judiciaire le considère. À ce moment-là, plus ou moins consciemment, Eddy jouit de son statut de victime, une victime même « héroïque », selon un policier, parce qu’il a tenu tête à la bande hostile. Grâce à sa femme, Eddy trouve aussi un emploi de cariste dans le magasin de mobilier où elle travaille, le patron ayant décidé de « faire un geste » envers lui.
Parce qu’il a entendu prononcer le prénom « Ahmed » lorsqu’il recevait des coups, la police a raflé tous les Ahmed de la cité pour qu’Eddy puisse identifier l’un de ses agresseurs. Il croit le reconnaître, mais le spectateur sait qu’il commet une erreur : Eddy a déjà vu le jeune homme en question, mais dans un tout autre contexte.
En choisissant Je ne suis pas un salaud pour titre, Emmanuel Finkiel accorde un principe éthique à son personnage, qui ne prononcera jamais cette phrase. Ce titre est finalement la seule marque explicite du dilemme intérieur qui le déchire, dont Eddy ne dira rien à personne. Au fur et à mesure que l’enquête avance, il paraît de plus en plus évident, même pour le juge d’instruction, qu’Eddy s’obstine à désigner un coupable qui ne l’est pas. Mais se dédire lui serait insupportable car cela l’amènerait à se déconsidérer – cette déconsidération chaque fois si vertigineuse chez lui. Ce conflit intérieur rend non seulement Eddy agressif, violent, mais de plus en plus opaque. Comme s’il résistait au spectateur, dont le souhait est qu’il dénoue favorablement son dilemme – ce sera le cas, mais trop tard.
Ainsi le cinéaste joue-t-il avec le capital de sympathie, ou d’antipathie, du personnage, ce qui n’est pas courant au cinéma, où l’on s’arrange habituellement pour mettre le spectateur du côté du héros ou de l’antihéros. Je ne suis pas un salaud est un film âpre, peu consensuel, complexe, sans concessions. Et mène jusqu’à son terme une tragédie du XXIe siècle qui a une résonance universelle.