« La chasse aux syndicalistes est ouverte »
Pour réprimer les mouvements sociaux, le patronat n’hésite plus à assigner des salariés au tribunal et la justice à prononcer des peines sévères, comme en témoigne notamment l’affaire Goodyear.
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autocollants « Luttons tous ensemble pour nos emplois » recouvrent les voitures étincelantes du stand Ford. Une tradition pour quelques salariés et élus CGT de l’usine Ford Blanquefort, près de Bordeaux, qui s’invitent à chaque salon depuis 2008. Leur action pacifiste fait le tour des médias et fait sourire tout le monde… sauf leurs dirigeants.
Un an et demi plus tard, quatre militants syndicaux sont convoqués au commissariat du XV e arrondissement de Paris parce que leur grand patron a porté plainte deux fois pour « dégradation du stand ». « Ce qui nous interpelle, c’est que l’affaire Ford était en bas de la pile au commissariat. C’est le parquet qui a décidé de faire remonter les plaintes », explique Philippe Poutou, employé de l’usine et délégué CGT. Parallèlement, ces mêmes militants ont reçu un avertissement de la direction, qui affirme qu’une voiture a été abîmée en 2012. Ils saisissent aussitôt le conseil des prud’hommes. Après trois ans de procédure, ils viennent d’être déboutés. Et le ton du jugement est à charge : « À l’origine d’un préjudice financier modéré mais incontestable », « manquement à leur obligation de loyauté », « abus dans leur exercice de leur liberté d’expression »… « Nous avons l’impression que ça laisse un boulevard énorme à nos dirigeants pour nous attaquer au pénal, regrette Philippe Poutou. Jusqu’où cela peut-il aller ? »
Une interrogation légitime, car le cas de ces syndicalistes est loin d’être isolé. Ces derniers mois, les tribunaux ont vu défiler plusieurs affaires opposant des patrons à leurs employés, qui ont bien souvent aussi la casquette de délégué syndical. Les droits des salariés et les droits syndicaux se détériorent depuis une trentaine d’années, comme en témoignent par exemple la colère des Conti et de leur leader, Xavier Mathieu, ou celle des Cinq de Roanne, qui avaient refusé de se soumettre à un test ADN. Mais il semble qu’un cap a été franchi avec l’arrivée de -François Hollande au pouvoir. « Le blocage de la -proposition de loi d’amnistie syndicale était le premier signal fort, lance Éric Beynel, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires. Depuis quatre ans, le gouvernement s’est employé à détricoter tous les droits des employés. Nous n’avons acquis aucun nouveau droit, nous n’avons que des droits détruits. »
Au sein de l’entreprise, les révocations à cause d’un engagement syndical se multiplient, comme pour Yann Le Merrer, militant SUD-PTT des Hauts-de-Seine, en janvier 2015. « C’est dans l’air du temps », entend-on sans cesse. Une impression qui ne peut se fonder que sur des listes de cas et des témoignages au sein des syndicats locaux, car aucune statistique n’existe vraiment.
Un Observatoire de la répression et de la discrimination syndicale (ORDS) a vu le jour en 2012, à l’initiative de la Fondation Copernic, composé de syndicats, de juristes et de chercheurs. Ceux-ci s’évertuent à rédiger des rapports et à formuler des propositions concrètes pour défendre les droits syndicaux. « Nous avons constaté qu’il y avait très peu de documents sur la discrimination syndicale, car c’est un phénomène aux contours très flous, explique Agnès Zissmann, membre du -Syndicat de la magistrature et de l’ORDS. Cela commence par une convocation du salarié pour lui demander de ne pas se syndiquer, et cela peut aller jusqu’aux menaces de licenciement. » Et même au tribunal correctionnel lors de mouvements sociaux très tendus.
La peine inédite de deux ans de prison, dont neuf mois ferme, contre huit salariés de -Goodyear pour avoir retenu deux cadres pendant trente heures en 2014 restera dans les esprits comme le point de basculement dans l’ère de la répression syndicale sans complexes. Et l’épisode médiatique de la « chemise arrachée » du DRH d’Air France a participé à la victimisation des dirigeants d’entreprise, donc à la criminalisation des salariés.
Dans l’Essonne, le mois dernier, les salariés d’ID Logistic ont été évacués d’un piquet de grève par les forces de l’ordre après que le tribunal d’Évry a jugé en urgence et sans contradicteur que la grève était illicite. La direction n’a pas attendu pour licencier trente-cinq salariés grévistes pour faute lourde. Le jugement des prud’hommes tranchera le 11 mars. Au Havre, quatre cégétistes étaient poursuivis pour avoir collé des affiches sur les vitres d’une permanence parlementaire et déboulonné la plaque de la députée, lors d’une manifestation contre la réforme des retraites en février 2014. On leur reproche également d’avoir bousculé un huissier de justice. Deux mois de prison avec sursis et 300 euros d’amende requis dans la première affaire, six mois de prison ferme et 500 euros d’amende dans la seconde. Finalement, les dockers seront relaxés en appel et sortiront de l’audience le poing levé.
L’absence de statut particulier pour les salariés dits protégés, les motifs -d’accusation flous, les peines plus lourdes, la violence morale de se retrouver sur le même banc qu’un véritable criminel… Autant de raisons qui poussent la sphère patronale à développer une véritable stratégie d’attaque au pénal envers les « factieux ». « Les dirigeants élargissent la répression à tous ceux qui peuvent défendre les salariés : syndicats, médecins et inspecteurs du travail », témoigne Éric Beynel. Et même ceux qu’on appellerait aujourd’hui des lanceurs d’alerte.
Ainsi, Corinne Versigny, secrétaire départementale de la CGT en Gironde, a subi les foudres judiciaires pour avoir dénoncé les conditions de travail « moyen-âgeuses » imposées par l’équipementier automobile bordelais La Fabrique et ateliers du bélier (FAB). Elle est déclarée coupable de diffamation en première instance. Une claque pour cette ancienne infirmière qui se fondait sur des rapports du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et de l’inspection du travail pour alerter sur les risques d’électrocution, les mains coupées et les maladies liées à la présence de silice dans l’usine.
Malgré la relaxe en appel, la syndicaliste n’a toujours pas digéré les arguments employés contre elle. « L’avocate affirmait que mes déclarations remettaient en cause les aides publiques reçues pour développer l’entreprise alors que, justement, j’apportais la preuve que cet argent servait à tout sauf à ça, raconte-t-elle. Et la juge estimait qu’au regard de la crise économique et sociale actuelle, dénoncer une telle situation, c’était nuire à l’entreprise. » Au contraire, la seconde juge a fait valoir la liberté syndicale et rappelé que la raison d’être d’un syndicat est justement de créer du débat. « Nous sommes des syndicalistes, pas des martyrs », assène Corinne Versigny.
Le double visage de la justice se dévoile. « Il n’y a certainement pas de consignes venant du garde des Sceaux, mais nous sommes face à des procureurs qui surjouent l’autoritarisme montant de la société, analyse Emmanuel Dockès, professeur de droit à l’université Paris-X. Et les premières victimes sont les forces de dissidence, donc les syndicats. » À l’inverse, les plaintes des employés pour délit d’entrave n’engendrent quasiment jamais de poursuites judiciaires. À Limoges, des employés ont découvert des affiches « La chasse aux syndicalistes est ouverte » sur leur piquet de grève, en novembre dernier. Le procureur a classé l’affaire sans suite parce qu’il n’y avait pas de préjudices, selon lui.
« Pendant leur formation, les juges sont peu sensibilisés au code du travail, ils pensent d’abord pénal et s’enferment dans leur routine répressive », estime Emmanuel Dockès. Le conseil des prud’hommes n’offre même pas d’alternative efficace. Plus de deux cents salariés ont porté plainte contre l’État pour délais d’attente trop longs. Encombrement des voies administratives, mauvaise organisation ou volonté déguisée de ne pas instruire ces affaires ? Un déni de justice et de démocratie s’immisce dans la société et ne fait qu’exacerber le sentiment de colère des salariés déterminés à se battre pour leur emploi.