Loi travail : Une déchéance des droits sociaux
Le projet de loi sur le travail suscite un tollé inédit sous un gouvernement de gauche. Jusqu’à réveiller les frondeurs du PS, Martine Aubry et même une partie de la droite.
dans l’hebdo N° 1392 Acheter ce numéro
C’est un indicateur qui vaut avertissement. La pétition en ligne « Loi travail : non merci ! » a passé mardi matin la barre des 300 000 signataires. Moins de quatre jours après son lancement par un groupe de militants associatifs et de syndicalistes ! À peine dévoilé, l’avant-projet de loi de refonte du Code du travail qui sera présenté en Conseil des ministres le 9 mars suscite une levée de boucliers comme seuls les gouvernements de droite en ont suscité dans le passé.
Les motifs de contestation ne manquent pas. Le texte transmis au Conseil d’État pour avis, comme c’est la règle, fait tomber les derniers garde-fous qui entourent les 35 heures, menaçant toute l’organisation du temps de travail puisque les maximas pourront être relevés par un simple accord d’entreprise, tandis que la compensation des heures supplémentaires pourra être revue à la baisse tout aussi aisément. Il élargit les possibilités de licenciement économique, plafonne drastiquement les indemnités prud’homales exigibles en cas de licenciement abusif, etc.
Les députés et sénateurs du Front de gauche ont été les premiers à s’élever, dans un communiqué commun, contre « une attaque sans précédent contre le droit du travail ». Vite suivis des frondeurs socialistes. Le député des Hauts-de-Seine Jean-Marc Germain dénonce un « copié-collé du cahier des revendications du Medef » et estime qu’il faut « tout reprendre à zéro ». « Cet ahurissant projet sur le droit du travail [vise] tout bonnement à déconstruire… tout ce que la gauche politique et sociale avait patiemment conquis pour les salariés de ce pays », note le député européen Emmanuel Maurel, qui appelle les « camarades siégeant à l’Assemblée nationale » à le rejeter. Un message entendu par les aubrystes qui, par la voix de François Lamy, député de l’Essonne et lieutenant de la maire de Lille, laissent entendre que le maintien en l’état du texte pourrait provoquer leur sortie de la majorité du PS, l’avant-projet de loi étant « totalement contradictoire avec la feuille de route du congrès de Poitiers ».
Signe du profond malaise que suscite ce projet, même le patron du PS, Jean-Christophe Cambadélis, a déclaré qu’il aurait « du mal à voter » cette réforme « dans l’état ». Et les critiques contre le texte porté par la jeune ministre du Travail, Myriam El Khomri, débordent les seuls rangs de la gauche. « Dans le texte tel qu’il est, on voit des choses hallucinantes, a lancé Jacques Attali. La durée du travail peut aller jusqu’à 60 heures sans tenir compte de la pénibilité ou de l’avis de l’inspecteur du travail ou des syndicats. » L’ancien président de la très libérale Commission pour la libération de la croissance française, voulue par Nicolas Sarkozy, dénonce un texte qui ne porte pas de « projet de société » et conclut : « On voit très bien ce que les patrons peuvent y gagner, mais on ne voit pas ce que les salariés peuvent y gagner. » Quant à Henri Guaino, l’ex-conseiller spécial de Sarkozy à l’Élysée, aujourd’hui député (LR) des Yvelines, il dénonce une « frénésie de destruction des protections ». « Si la politique ça n’est que la destruction méthodique de tout ce que nous avons acquis en termes de progrès social, où allons-nous nous arrêter ? », s’interrogeait-il lundi sur RTL. Avant de juger que la réforme du gouvernement repose sur une « idée folle », celle considérant que « si tout est totalement flexible, si tout est jetable, on va résoudre le problème du chômage ».
Côté syndical, la fronde atteint également une ampleur inédite depuis 2012. Neuf syndicats – CGT, FSU, FO, Solidaires, CFDT, CFE-CGC, Unsa, Unef et UNL (lycéens) – devaient se retrouver mardi pour en discuter, à l’invitation de la CGT. Le secrétaire général de cette dernière, Philippe Martinez, dénonce « un recul historique pour les droits des salariés », « un retour au XIXe siècle » qui appelle « une riposte » conjointe des syndicats. Pour Jean-Claude Mailly, son homologue de FO, le projet de loi, dont « la quasi-totalité » n’est « pas amendable », « vaut une grève » dans le public comme dans le privé. Même le cédétiste Laurent Berger juge le texte « très déséquilibré entre la flexibilité et la sécurité ». Le patron de la CFDT, qui a, jusqu’à présent, accompagné toutes les réformes entreprises sous le quinquennat Hollande, se dit en « désaccord ultra profond » sur le plafonnement des indemnités prud’homales et accuse le gouvernement d’avoir « cédé aux idées de libéralisation les plus farfelues du patronat » sur les motifs de licenciement économique. Quant à l’Unef, elle reproche à François Hollande « d’utiliser les mêmes recettes contre la jeunesse » que la droite il y a dix ans avec le contrat première embauche (CPE).
Face à ce tollé, l’exécutif tente tant bien que mal de répliquer. « Il n’y a aucun recul des droits des salariés », affirme contre toute évidence Myriam El Khomri. « Il y a beaucoup de bêtises qui sont écrites ici ou là », a mis en garde lundi Manuel Valls, en accusant la plupart de ceux qui s’expriment de ne pas avoir lu le texte. Mais, au même moment, le gouvernement publiait sur Internet un contre-argumentaire qui, dans ses explications, accrédite davantage les prétendues contre-vérités colportées par les opposants au texte qu’elle ne les invalide. Et cela pour une raison simple que le Premier ministre expose d’ailleurs dans une tribune publiée sur Facebook : « Il n’y aura plus de règles s’appliquant à tous – et donc nécessairement rigides, dictées d’en haut […]. Les règles seront au contraire fixées par ceux les mieux à même de connaître les réalités de l’activité, les contraintes de leurs marchés, les attentes de leurs clients. »
De fait le projet de loi El Khomri, qui n’est que le premier volet de la refonte du Code du travail que le gouvernement envisage de mener en deux ans, inaugure, comme il est précisé dans son exposé des motifs, « une nouvelle architecture en trois parties » où le texte énonce d’abord le socle très minimal des « règles d’ordre public » – dans le cas présent il reprend les principes retenus par le rapport de Robert Badinter –, fixe ensuite un large « champ renvoyé à la négociation collective », avant d’arrêter « les règles supplétives applicables en l’absence d’accord ». Ainsi, comme le réclamait depuis longtemps le patronat, tout ou presque peut se négocier, à la hausse ou à la baisse, au niveau des entreprises, suivant un rapport de force connu pour être défavorable aux salariés.
La principale révolution du texte gouvernemental, présenté dans l’entourage du Premier ministre comme « le plus important du quinquennat », réside moins dans les dispositions régressives qu’il égrène que dans cette architecture. Et cette révolution est d’essence 100 % libérale. La « primauté quasi systématique donnée à l’accord d’entreprise par rapport à la branche, voire à la loi », qu’elle consacre, et que dénoncent la gauche et plusieurs syndicats, dont la CGT et FO, met un point final à « l’inversion de la hiérarchie des normes » inaugurée sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, quand Xavier Bertrand, alors ministre du Travail, avait permis que des conventions de gré à gré puissent déroger à des accords de branche.
De l’aveu même de François Hollande, qui en a fait la confidence dans l’avion qui le conduisait à Tahiti, la refonte du Code du travail « n’est pas faite pour générer tout de suite des emplois » ; la lutte contre le chômage invoquée par Manuel Valls n’est donc qu’un prétexte, un moyen pour jouer l’opinion contre ce qu’il appelle « les conservatismes » de la gauche. Le but affirmé du président de la République est de « poser un modèle social » dans lequel le contrat prime sur la loi. Un projet qu’il caresse de longue date puisque le 15 juin 2011, dans une tribune publiée par Le Monde, il projetait de « garantir » dans la Constitution « une véritable autonomie normative aux partenaires sociaux ». Ce coming out libéral avait suscité une réponse cinglante du seul Jean-Luc Mélenchon. On en voit aujourd’hui les effets délétères quand à la déchéance de nationalité le gouvernement ajoute la déchéance des droits sociaux, tournant le dos à toute l’histoire de la gauche.