Notre-Dame-des-Landes : « On est devenus squatteurs chez nous ! »

Le tribunal a tranché, les paysans installés sur la ZAD peuvent être expulsés à tout moment. Choc, colère et détermination.

Patrick Piro  • 3 février 2016 abonné·es
Notre-Dame-des-Landes : « On est devenus squatteurs chez nous ! »
© Photo : Patrick Piro

Scène boulevardière, chez Denise et Joël Bizeul. « Bonjour, je suis la recenseuse, vous avez rempli les formulaires ? » Non, ils ont d’autres chats à fouetter en ce samedi pluvieux. Mercredi 27 janvier, un huissier leur a notifié, chèque d’indemnisation à la main, l’expulsion immédiate de leur exploitation, à La Rochette. Elle empiète sur le périmètre retenu pour la construction, à Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), d’un vaste aéroport sur 2 000 hectares qui cristallise une très importante contestation depuis près de dix ans. L’agente fait son travail. « Vous habitiez ici l’an dernier ? » « Oui, et même depuis toujours… » « Emploi à plein temps ? » « Bien plus… Mais je ne sais pas jusqu’à quand. » Il a averti, faussement enjoué, la petite entreprise qui vient relever son tank : « Attention, désormais vous achetez du lait illégal ! »

Au total, l’huissier a visité les quatre fermes et les onze habitations encore occupées par des habitants « historiques » sur la « zone à défendre » (ZAD), comme l’ont rebaptisée les opposants. Il a été éconduit partout, comme depuis le lancement de la procédure d’expropriation lancée il y a quatre ans par Ago Vinci, le concessionnaire du projet d’aéroport. « On ne s’est pas emmerdé à résister toutes ces années pour lâcher maintenant ! », peste Joël Bizeul. L’éleveur, qui vit en marge à l’est de la ZAD, assume sa discrétion au sein du mouvement de résistance. Pas de macaron  « Non à l’aéroport » sur sa voiture. « En vacances, on s’applique à ne pas dire d’où l’on vient, indique Denise. Parce que tout le monde connaît Notre-Dame-des-Landes en France, et qu’on finit par ne plus parler que de ça. »

La peau tannée par le grand air, ces irréductibles portent sur leur interlocuteur le regard perçant de ceux à qui on ne la raconte pas. « On est dans le dur, maintenant… », appuie Sylvain Fresneau. Ce paysan a gagné une indélébile aura sur la ZAD pour avoir ouvert ses bâtiments de la « Vache rit » à des dizaines de jeunes traqués par les CRS de l’opération « César » venus « nettoyer » les lieux de leurs occupants illégaux pendant l’hiver 2012. Ses yeux clairs s’échappent fugacement vers les haies. « Troupeau, hangars, outils, tout ce qui fait partie de l’exploitation est susceptible d’être saisi et mis sous séquestre à n’importe quel moment. » Pour les bâtiments d’habitation, le juge a certes accordé deux mois de grâce aux familles pour abandonner la place. « Mais on n’a pas de plan B, c’est notre vie dans un garde-meuble ! » Sa femme, Brigitte, ne veut plus s’exprimer, mal au ventre. Il nous glisse au passage : « N’allez pas voir Hervé. » Un taiseux dont l’état psychologique préoccupe sur la ZAD. « S’ils s’approchent de sa ferme, je me coucherai en travers ! », lance Sylvain Fresneau.

« Coup de massue »

Silence au village du Liminbout, Sylvie et Marcel Thébault se regardent. « On a changé d’état. Sous le coup d’une expropriation, nous étions encore protégés par la loi. Et les précaires expulsables, c’étaient les occupants illégaux de la ZAD, pas nous. S’il ne s’agissait que de nous… Le point faible, ce sont les enfants. Papa et maman, si vous n’avez plus de boulot, comment on va vivre ? » Les CRS débarquant une aube prochaine et tirant leur fils du lit ? Jusqu’où imposer l’ultime résistance aux très proches, qu’il faut protéger et rassurer ? – « dont les grands-parents, qui vivent loin », souligne Denise. « On tiendra les deux mois de sursis, parce qu’il y a tout le monde derrière nous. Mais au-delà, je ne signe rien », avoue Marcel.

Dans la famille de Dominique Fresneau, cousin de Sylvain, les mêmes dilemmes prennent le dessus. C’est Alphonse, le père, 84 ans, qui occupe la maison où se sont succédé cinq générations sur la lande. « On l’a décidé entre nous : si papa en vient à ne plus dormir la nuit, on le met à l’abri, et nous, les enfants, nous tiendrons la maison face aux gendarmes. »

Le vent tournerait-il ?

On guette les signaux faibles à Notre-Dame-des-Landes. Le 26 janvier, Manuel Valls réaffirme la nécessité de l’aéroport, mais prend curieusement rendez-vous « à l’automne », « parce que c’est là où toutes les mesures devront être prises pour une avancée décisive ». Le début d’une reculade devant le risque d’une jacquerie ? La présidentielle de 2017 obsédera alors tous les politiques… Puis Ségolène Royal, dimanche soir, annonce avoir demandé à son inspection générale « de voir s’il y avait des projets alternatifs ou complémentaires » ! En clair : on examine la lancinante demande des « anti » d’une mise à niveau de l’actuel aéroport de Nantes-Atlantique, pour laquelle des ateliers citoyens ont fourni un travail d’expertise remarquable.

Enfin, une bombe potentielle : après des années à les quémander, les opposants ont obtenu les documents sources de l’étude de la Direction générale de l’aviation civile qui sous-tend l’analyse coût-bénéfice du projet d’aéroport. Au cœur des suspicions, le gain de temps pour les usagers, chiffré à 911 millions d’euros ! Dont 700 millions juste pour l’aérien, révèle la dernière pièce parvenue à Françoise Verchère, très pugnace co-présidente du CéDpa, collectif d’élus opposés. « C’est digne de la science-fiction ! Si nos calculs sont justes, c’est une grandiose arnaque… » Un bureau d’études vérifie actuellement les conclusions du CéDpa, avant largage de la bombe.

Brassés, estourbis par le « coup de massue » – les accords passés avec les politiques écartaient l’expulsion tant que courent des recours judiciaires (près de 20 encore à ce jour) –, mais pourtant pas si abattus. Car derrière la brutalité immédiate du rendu, reconnaissent les paysans, c’est une demi-victoire que leur a accordée le juge, dont la décision d’expulsion était écrite, aboutissement légal de la procédure d’expropriation. En effet, les deux mois de sursis octroyés pour les locaux d’habitation sont une singularité juridique inusitée [^1]. Et surtout, l’astreinte financière exigée par le plaignant n’a pas été retenue par le magistrat, arguant des « faibles revenus » des familles concernées. Cette décision est cruciale : à raison de 200 à 1 000 euros par jour selon les foyers, les paysans conviennent qu’ils auraient probablement jeté l’éponge sans délai, évitant à Ago Vinci le recours à la force publique, désastreux en termes d’image. « Imagine-t-on la France entière assistant au déménagement d’un troupeau de vaches devant des paysans en larmes ? Le coût politique serait considérable », estime Marcel Thébault. La tactique d’Ago Vinci a échoué, relèvent les conseillers juridiques des résistants, et la patate chaude est désormais entre les mains du gouvernement.

« Si la justice nous a fait passer au statut de squatteurs chez nous, nous ne sommes pas immédiatement en danger, nous pouvons continuer à nous battre ! », souligne Dominique Fresneau, par ailleurs coprésident de l’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Acipa).

Car si le front domestique des foyers concernés est fragilisé, les barricades extérieures inspirent toute confiance. La mobilisation ? « Énorme ! » Dans les fermes notifiées, on se repasse le film du 9 janvier, quand 20 000 personnes ont répondu à l’appel lancé par les organisations de résistance pour bloquer le périphérique de Nantes avant l’audience. « Ça fait un moment que la lutte ne nous appartient plus, souligne Dominique Fresneau. Notre force, ici, c’est que les copains ne sont pas près de lâcher le morceau. »

Protéger le camp

Il y a ceux qui sont sous l’épée de Damoclès de l’expulsion, et les autres, qui risquent les lacrymogènes, la confiscation du véhicule, la garde à vue, une condamnation, salue Marcel Thébault. « Chacun d’entre nous sait combien il tient à cette cause. » La veille, démonstration de force destinée à exprimer la détermination des paysans locaux : la ferme du Liminbout s’est retrouvée entourée en quelques heures d’un cordon de 80 tracteurs enchaînés, vieille tactique de Far West pour protéger le camp. « Une répétition. En cas d’intervention, ils seront bien plus nombreux, et avec des conducteurs en colère, assure Sylvie Thébault. Les CRS auront le choix entre l’encerclement ou la fuite rapide… »

Michel Thault fait partie des soutiens assidus à la lutte des anti-aéroport. Paysan retraité du département, il voit converger dans les assemblées générales, qui se multiplient ces derniers jours, des centaines d’agriculteurs venus du Morbihan, du Maine-et-Loire ou de Vendée comme Gaël Montassier, dont le tracteur a été convoyé au Liminbout par un ami qui a mobilisé sa remorque. « Le monde agricole en a marre… Des emplois ? L’aéroport va en détruire alors que la ZAD pourrait accueillir une centaine d’exploitants ! »

C’est en partie le cas depuis l’échec de l’opération « César » : les dizaines d’occupants illégaux du site (qui n’aiment pas trop le terme de zadistes) ont relancé les cultures et un peu d’élevage sur une partie des 800 hectares expropriés, parfois avec l’aide des paysans locaux. « Nous voilà désormais tous squatteurs et agriculteurs, malgré nous, sourit Michel, habitant depuis trois ans du lieu-dit « Les 100 Noms ». Mais cette décision d’expulsion est indigne, elle génère une vraie souffrance dans les familles. »

« Mettre le paquet »

L’époque des irritations réciproques est ancienne, les deux populations de la ZAD se sont apprivoisées et se respectent aujourd’hui. Les occupants « récents » se sont très largement mobilisés pour les habitants « historiques », dans une « effervescence complètement folle », admire Guillaume, qui mène l’atelier de confection de pain des Fosses noires, l’une des deux boulangeries de la ZAD. « Ce jugement a des conséquences irréversibles pour des personnes qui nous ont appelés un jour pour partager la vie sur ce territoire en péril, avec lesquelles nous avons de nombreux liens politiques, affectifs et agricoles, souligne Jojo, l’une des têtes pensantes de la ZAD. L’un des fondements de la lutte est en péril si nous ne réagissons pas fortement aujourd’hui. L’heure est venue de mettre le paquet pour arracher l’abandon du projet d’Ago Vinci. »

Sur place, les habitants en sont convaincus, le gouvernement s’est mis dans un cul-de-sac dans son acharnement à soutenir l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes alors que les arguments de ses promoteurs sont tous contestés. « Les gens ont compris que le projet était mauvais, et ils ne permettront pas qu’il se réalise, affirme Dominique Fresneau. Nous avons tous les éléments aujourd’hui pour le démontrer, la décision est plus que jamais entre les mains des politiques, il faut que nos arguments soient enfin entendus. »

La conclusion semble désormais proche, les habitants en sont convaincus, alors que la campagne pour la présidentielle de 2017 est bel et bien lancée. Les spéculations vont bon train pour tenter de deviner le prochain coup du ministère de l’Intérieur et de la préfecture de Loire-Atlantique : à partir du 10 février s’ouvrent plusieurs périodes gelant le démarrage potentiel de travaux en raison de la nécessité de respecter les cycles de reproduction d’espèces protégées dans les zones humides – la ZAD en est une, dotée d’une biodiversité particulièrement riche à l’échelle locale. « Mais si l’État cherche à passer en force et vite, ça va mal finir, redoute Joël Bizeul. C’est un autre Sivens qui se prépare, à la puissance 10… »

Cette perspective semble toutefois s’éloigner. Dimanche dernier, Ségolène Royal jugeait « impossible » une évacuation par la force – « On ne va pas finir avec une guerre civile à Notre-Dame-des-Landes » [^2]. Alors, la victoire proche ? « Gagner, perdre, ça n’a pas de sens, repousse philosophe Michel Thault, qui n’envisage pourtant pas une seconde de baisser les bras. Ce qui compte, c’est vivre. Et vivre sans aéroport. »

[^1] Ago Vinci a quinze jours pour faire appel.

[^2] « C politique », France 5, 31 janvier.

Écologie
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