Rodolphe Burger : Accordé au présent
Guitariste et chanteur du groupe Kat Onoma, Rodolphe Burger a réécrit la musique d’un film de 1914.
dans l’hebdo N° 1389 Acheter ce numéro
En 1914, le public américain pouvait découvrir In the Land of the Head Hunters (Au pays des chasseurs de têtes), un objet cinéma-tographique unique en son genre, retraçant de manière romancée un épisode de la vie de la tribu Kwakiutl, de l’île de Vancouver, au Canada. Ces Amérindiens rescapés du génocide deviennent les acteurs de leur propre vie, rejouée en une succession de scènes improbables mêlant une histoire d’amour de facture pré-hollywoodienne aux plus authentiques restitutions.
Le résultat est un prodigieux témoignage, aussi passionnant par son aspect documentaire que par son esthétique. Mais ce film précieux, signé par le photographe Edward Sheriff Curtis (auteur de dizaines de milliers de clichés des Indiens d’Amérique, dès la fin du XIXe siècle), est un échec commercial. Les bandes terminent dans une poubelle du Musée d’histoire naturelle de New York après leur vente au musée par Curtis dans l’espoir d’éponger ses dettes. Une copie très abîmée est retrouvée en 1947 et restaurée au cours des années 2010 par le Field Museum d’histoire naturelle de Chicago et la Bibliothèque du Congrès.
C’est à « cette chose ressurgie du passé » que le guitariste, chanteur et claviériste Rodolphe Burger se confronte en 2013 : « Je ne savais pas qu’il existait un tel film, et j’avoue que je suis tombé de ma chaise quand je l’ai découvert. » Quand l’éditeur nantais Capricci lui propose d’élaborer une interprétation musicale contemporaine du film de Curtis, Rodolphe Burger s’est déjà illustré en produisant la bande-son du film de Tod -Browning L’Inconnu (1927).
« Le défi était déjà immense avec ce chef-d’œuvre du cinéma muet, qu’il me semblait, au départ, quasiment sacrilège d’illustrer en musique. Avec In the Land of the Head Hunters, ma responsabilité n’était pas moins grande. Ma composition a une valeur interprétative. Je suis dans une forme de “co-(re)création” du film. J’ai un pouvoir exorbitant. Par moments, j’ai l’impression de redonner vie à ces Indiens, c’est très émouvant. »
Il y a une dimension chamanique dans le travail de Rodolphe Burger. À partir d’un vocabulaire sonore préconstitué (boucles rythmiques, échantillons de voix en partie issues d’enregistrements sur cylindres de cire réalisés par Curtis en 1912, chants traditionnels), il compose en temps réel, manipule et détourne des sons à la guitare, improvise des effets sonores insolites au thérémine, il chante et travaille par associations libres, sans nécessairement se soucier d’être « raccord » avec le contenu narratif : « Je suis derrière le film, et d’un coup il me rejoint. Ça produit un effet de cinéma au carré. »
Contrairement à L’Inconnu, film à la dramaturgie puissante, l’aspect fictionnel d’In the Land of the Head Hunters n’est pas « ce qui porte », explique le -musicien. -L’alternance de scènes filmées entrecoupées de photos qui illustrent les parties manquantes ou corrompues crée « un timing où l’attention n’est plus soutenue. Musicalement, c’est un vrai défi ».
Un défi que Rodolphe Burger relève de différentes manières, avec une grande efficacité. Tout comme Curtis s’était tenu éloigné de la -rigueur scientifique, Burger prend des libertés. Il puise dans le répertoire amérindien en général et fait ainsi revivre le superbe chant navajo « I Walk in Beauty ». Jouant avec la fonction de transe de la musique des Indiens d’Amérique, réincarnée dans des rythmiques house, créant un jeu de correspondances à travers le temps.
« On oublie souvent de mentionner l’héritage indien dans l’histoire de la musique américaine, et du rock notamment, avec cette rythmique binaire et la dimension répétitive qui sont à l’origine de l’effet de transe », précise-t-il. Une mémoire dont était très éloignée la musique de John Braham composée pour le film en 1914, et qui sonne de manière bien plus anachronique que celle de Rodolphe Burger un siècle plus tard.