Sociorama : Bulles de réalité
En adaptant des enquêtes sociologiques sous forme de fiction, la collection Sociorama plonge le lecteur dans des univers méconnus.
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Lundi, 7 heures. Il pleut. L’eau dégouline sur les visages, glisse le long des cernes des hommes qui attendent, voûtés, devant l’agence d’intérim. Sombre, puissante, la scène traçée à l’encre noire capture le regard. Entraîné à la suite des personnages, travailleurs sans papiers, le lecteur tourne les pages, observe leur réalité, d’habitude dissimulée derrière les palissades des chantiers, ici révélée par le crayon sensible de Claire Braud. Chantier interdit au public n’est pas un reportage, c’est tout à la fois une histoire et une plongée sociologique.
Utiliser la fiction pour éclairer les recoins de la réalité, c’est le pari réussi de Sociorama, la nouvelle collection de Casterman. S’appuyant sur l’enquête d’un sociologue, chaque album retranscrit dans une histoire la réalité sociale d’un milieu, avec autant de minutie que d’empathie.
« Tout ce qu’on raconte est vrai,explique Lisa Mandel, codirectrice de la collection et auteure de La Fabrique pornographique, adaptation d’une étude de Mathieu Trachman sur l’univers du X. Nos héros existent, les situations dans lesquelles ils se retrouvent sont réelles. Mais ces personnages sont parfois des mélanges de plusieurs témoins de l’enquête d’origine. Et l’histoire que l’on raconte, si elle ne reprend que des situations vécues par ces témoins, est originale dans son déroulement. »
La fiction, c’est le récit du réel. Un moyen de raconter un univers avec ses codes, sans s’encombrer de lourdeurs pédagogiques. Dans La Fabrique pornographique, Lisa Mandel accroche le lecteur à son trait rond et expressif, le ferre avec un solide sens de l’humour, et distille détails et explications au gré du ballet des corps et des paroles. Ludique, la BD n’en retranscrit pas moins fidèlement les subtilités du monde décortiqué par Mathieu Trachman. Pour s’en assurer, l’auteure a soumis régulièrement ses idées au comité scientifique Socio en Cases [^1], qui suit la création de chaque album. « Il y a un gros travail d’accompagnement, souligne Lisa Mandel, Le but est vraiment que la bande dessinée retranscrive bien les résultats de la recherche. » Tout en absorbant complètement le lecteur dans l’histoire.
En suivant les trajectoires -d’Howard, l’acteur porno catégorisé à cause de sa couleur de peau, Tania, actrice « vieillissante » (32 ans…) qui cherche à se reconvertir dans le scénario, et la débutante Betty, on s’immerge dans leur monde. Et c’est par leur regard qu’on en observe les codes. Sans jugement ni voyeurisme, mais avec toute la subtilité de la réalité.
« La BD a beaucoup de ressources pour faire passer des idées,note la sociologue Yasmine Bouagga. Plutôt que de faire un encadré pour développer tel ou tel détail, on va le glisser dans un dialogue entre les personnages, par exemple. Et de longues explications ou descriptions dans un ouvrage sociologique peuvent être transmises en une image. »
La complexité de l’organisation du travail dans le bâtiment est ainsi résumée par une chorégraphie survoltée dans les pages de Chantier interdit au public. Parfois apparaît un monologue, passage obligé pour livrer un détail, une logique. Mais toujours le dessin vient ajouter sa palette narrative, qui ancre dans l’histoire ce qui aurait pu se transformer en une définition laborieuse. Comme le jeu corporel de ce directeur d’agence d’intérim qui explique avec désinvolture la logique raciale de la hiérarchie des chantiers, tout en s’agitant sur sa chaise.
Porteur de sens, le dessin donne à la réalité racontée une puissance étonnante. Le stress des délais qui dégringole le long des échelons hiérarchiques, emballe la mécanique d’ensemble, écrasant au passage les corps et les fiertés… L’intense dessin de Claire Braud fixe tout cela sur nos rétines, avec peut-être plus de force que des mots.