Télé : Écran noir sur la réalité
Diversité ethnique, diversité sociale… le paysage audiovisuel est en complet décalage avec la France actuelle. Le CSA constate mais se dit impuissant.
dans l’hebdo N° 1389 Acheter ce numéro
Cachez cette France que je ne saurais voir ! Ouvriers, paysans, citoyens d’origine étrangère. Cette France multisociale, multiraciale, exclue du paysage audiovisuel, écrasée par les cols blancs. Et ça date. Qu’on se souvienne : mars 1999. Jamel Debbouze est invité au JT de 13 heures, il jubile : « Je peux juste dire un truc, un conseil, monsieur Rachid Arhab… La prochaine fois que vous présentez le journal, vous pouvez me faire un kif et le présenter comme ça : “Bonjour, vous êtes bien sur le journal télévisé de France 2. C’est Rachid Arhab, y a un problème ?” »
Dans son rôle de provoc, l’humoriste aurait pu interpeller le journaliste en « Arabe de service ». Pourquoi pas ? À regarder les JT des grandes chaînes, ce n’était pas faux. Ça ne l’est pas moins aujourd’hui. Qu’on en juge : Samuel Étienne et Carole Gaessler, sur France 3 ; Élise Lucet et David Pujadas sur France 2 ; Jean-Pierre Pernaut et Gilles Bouleau sur TF1 ; Victor Robert sur Canal +, Xavier de Moulins sur M6… Mohamed Kaci présentant le « 64’ » de TV5 Monde est une exception. Tout comme Patricia Loison sur France 3 ou Kady Adoum-Douass au JT d’Arte. L’info, sur le petit écran, ressemble à un jardin privé.
« On entend souvent qu’il n’y a pas de Noirs à l’antenne et qu’on ne peut pas en inventer, observe Kady Adoum-Douass, fille d’un père tchadien et d’une mère martiniquaise. Le souci, c’est qu’il y a aussi une vocation à faire naître. C’est un cercle vicieux : pour faire naître des vocations, il faut des exemples. À Europe 1, quand je suis arrivée, j’étais la seule Noire en dehors des femmes de ménage. J’étais aussi la seule Noire dans mon école de journalisme. Quand Harry Roselmack a présenté le journal télévisé de TF1, en 2006, on disait déjà que les Français n’étaient pas prêts à voir un Noir à la télévision. On avait seulement l’habitude du “Cosby Show” ! »
Quand Kady Adoum-Douass a débuté à la radio, en Picardie, au milieu des années 2000, se rappelle-t-elle, « on m’a demandé de changer de nom ! Je n’ai même pas osé le dire à mon père, qui l’a découvert à l’antenne. Je m’appelais Clara de Ligny. On m’a même collé une particule. Mais, quand on débarque dans un milieu et qu’on ne connaît personne, on accepte, a fortiori si l’on est femme et noire. Il faut s’accrocher, et je ne suis pas sûre que je conseillerais l’exercice à beaucoup de gens. »
Si l’on sort du JT pour les magazines, le divertissement et le talk-show, le constat est le même. Qui présente « Le Grand Journal », « Secrets d’histoire », « C’est à vous », « Télématin », « Les Douze Coups de midi », « On n’est pas couché », « Échappées belles », ou encore « Les Années bonheur » ? Liste non exhaustive. Nagui est lui aussi une exception dans le paysage.
« On est dans l’entre-soi »
Numéro 23, ou l’imposture au programme
Décision inédite dans la récente histoire de la télévision. En octobre dernier, le CSA décidait d’abroger l’autorisation de diffusion accordée gratuitement en juillet 2012 à la chaîne Numéro 23, dite la chaîne de la « diversité ».
C’est que deux ans après son lancement (en décembre 2012), Numéro 23, sous la houlette de Pascal Houzelot, changeait de mains, rachetée par le groupe Next Radio. Montant de la transaction : un peu plus de 88 millions d’euros.
Belle opération de spéculation (frauduleuse, a donc estimé le CSA) pour l’actionnaire principal de la petite chaîne sur la TNT, qui attire moins de 1 % de téléspectateurs. Et pour cause : ses programmes versent très largement dans la rediffusion de films, de séries, dans les émissions de télé-réalité, les magazines spectaculaires… On est loin des promesses engagées, loin de la diversité d’origines culturelles ou sociales.
Mais, plus largement, avait-on besoin de créer une chaîne ghetto ? A-t-on besoin de réserves où l’on parquerait les Indiens ? La décision du CSA prendra effet à partir du 30 juin. Mais, déjà, le député PS Marc Rogemont a réclamé une enquête parlementaire sur les conditions d’attributions de la fréquence par le CSA.
Le CSA formule un premier constat : il existe « très peu d’évolution dans la représentation des origines à l’antenne par rapport aux années précédentes ». C’est le moins que l’on puisse dire. En novembre 2008, Rachid Arhab, alors au CSA, présentait une première étude sur la diversité. Le taux de personnes perçues comme « non blanches » était déjà de 14 % ! Bienvenue sur un petit écran confit.
« On fait du surplace ! Nous sommes dans le déni, déplore Mémona Hintermann–Afféjee, chargée de diriger ce baromètre. Notre télévision ressemble-t-elle à notre pays ? Quand on pose cette question à huis clos à ceux qui sont à la tête des programmes, ils admettent que non. C’est d’autant plus grave que la représentation est un signal d’appartenance à une nation. Mais il suffit de regarder les photos des dirigeants de la télévision et de la radio publique et des groupes privés : on est dans l’entre-soi. On doit s’interroger sur ce côté immuable, alors que le pays change à grande vitesse. »
Si l’on observe en détail le baromètre, la situation est plus édifiante encore, au-delà de l’info : en fiction, « moins le rôle est important, plus il est susceptible d’être occupé par un personnage perçu comme “non blanc” ». En effet, on compte seulement 9 % de héros chez les personnes « non blanches ». Et la proportion de « non-Blancs » exerçant des activités marginales ou illégales est quatre fois supérieure à celle de la population perçue comme « blanche ». En revanche, ce sont toujours les Blancs qui tiennent les beaux rôles. En somme, si vous n’êtes pas blanc, il y a de fortes chances que vous apparaissiez comme un voyou, un voleur ou un assassin !
« C’est inadmissible », s’insurge Mémona Hintermann-Afféjee. Ça l’est, en effet. Mais alors, à quoi sert le CSA ? « Les chaînes ont des obligations, répond-elle, dont celle de mieux représenter la société. Mais ces engagements sont suffisamment vagues pour se contenter de “faire au mieux”. Il n’y a pas de prise quand on vous répond qu’on fait “au mieux”. » Si l’on n’est pas dans un constat d’échec ou d’impuissance, cela y ressemble.
Faire au mieux, pour les chaînes, est aussi valable pour la représentation des catégories socioprofessionnelles. Les chiffres sont affligeants. Déjà, en 2008, l’étude de Rachid Arhab révélait une surreprésentation des cadres à la télévision, « avec un taux de 61 %, alors que les statistiques et officielles parlent de 15 % de cadres dans la population réelle ». En 2014, le baromètre indiquait même 72 % de présence pour les catégories socioprofessionnelles supérieures.
Ce que les gens veulent voir
Pour les ouvriers, on est aussi très loin de la réalité : 2 % dans la représentation télévisuelle. Les chiffres sont sensiblement les mêmes pour le monde agricole. Un monde absent à l’écran, qui n’existe pas, ignoré ou méprisé (ce qui revient au même). Tel est notre paysage audiovisuel. Un monde lissé, rassuré, où dominent les cols blancs. Ici un chef d’entreprise, un avocat, un médecin, là un magistrat. Foin de classes populaires, disqualifiées d’office. Ou affaires d’exception encore, comme Le Chant des sirènes, la série Chérif (France 2) ou Mon Ami Pierrot (France 3).
Le dernier Festival international des programmes audiovisuels (Fipa), qui s’est tenu fin janvier à Biarritz, véritable sismographe de la production française, donne toujours le ton : Baron noir (Canal +), une série autour de rivalités politiques, et La Fin de la nuit (France Télé) ou Le Passe-muraille (Arte), respectivement adaptés de François Mauriac et de Marcel Aymé. Combien de films autour des classes popu ? Combien d’ouvriers, combien d’agriculteurs au regard du nombre de policiers ? On peut relever, côté docs, La mort est dans le pré, Les Fils de la terre (France 2), La Bataille de Florange (Arte)… Pas des bottes. De son côté, M6 propose une caricature du monde agricole dans son émission de télé-réalité « L’amour est dans le pré ».
Tout aussi préoccupant : on compte huit millions de pauvres en France. Où les voit-on à la télévision ? Et comment ? « On les voit toujours à la charge de l’État, avachis et obèses, reprend Mémona Hintermann-Afféjee. Il faudrait un Zola pour les montrer de façon digne. Quant aux handicapés, c’est un scandale. Il y aurait six millions de personnes handicapées. Dans les programmes, elles ne représentent que 0,4 % ! »
Du côté des chaînes, on reconnaît qu’il existe « des problèmes de frilosité dans l’offre et la demande, pointe Olivier Wotling, directeur de l’unité fiction Arte France. Dans l’offre, et c’est un problème à résoudre, peu de projets viennent sur ce terrain, ou alors avec des codes convenus, des stéréotypes. Cela tient peut-être au manque de renouvellement des auteurs, à l’absence de jeunes, qui n’ont pas voix au chapitre. Côté demande, rares sont les chaînes sans doute qui réclament ces sujets. Sur Arte, on s’efforce de les intégrer dans une histoire, de sorte qu’ils imprègnent le récit. Nous sommes très demandeurs, encore faut-il que les projets soient singuliers, originaux et pertinents. » Tel est le cas, en effet, pour Au nom du fils, autour d’un ouvrier soudeur dans les chantiers du Havre, ou L’Annonce (diffusé le 19 février), porté sur la solitude d’un jeune agriculteur.
Dans cette France jacobine, hiérarchisée socialement, « la difficulté, observe de son côté Vincent Meslet, à France 2, c’est d’avoir les capteurs pour comprendre ce qui se passe au-delà du périph et de la région parisienne, de rompre en quelque sorte avec une télé-vision parfois un peu hors-sol et de raconter notre société ».
« Les personnages à la télévision reflètent le monde connu des scénaristes, celui des classes urbaines supérieures, explique Éric Macé, qui avait orchestré la première étude sur la diversité avec Rachid Arhab. D’autre part, les modes de vie désirables sont ceux de la classe moyenne -supérieure, le monde auquel on aspire. Ceux qui écrivent des fictions pour un grand public répondent à cette demande de la majorité du public. » Ce que les gens veulent voir, ajoute Michel Wieviorka, sociologue, qui a travaillé sur les thématiques de la diversité, « n’est pas forcément la réalité, et ce que les gens de la télé croient que ce que le public de la télé voudrait voir n’est pas non plus forcément la réalité. Par ailleurs, on est dans une société pleine de préjugés, de discriminations qui continuent à peser. C’est évidemment ça qu’il faut secouer ».
Discrimination positive
Forcément, la question des contraintes, voire des quotas, se pose. Embarrassante question, sur fond de statistiques ethniques, interdites. « Je ne voudrais pas que l’on me dise que je suis là parce que je suis noire, juge Kady Adoum-Douass, mais parce que je suis une bonne journaliste, et je veux pouvoir faire mon métier sans que l’on me dise qu’untel aurait volontiers postulé à mon poste mais que l’on a choisi un profil bien particulier. Je me pose la question chaque fois que j’entre dans une rédaction. Est-ce que l’on m’a choisie pour ça ? En réalité, c’est un problème qui appartient aux patrons. »
D’une façon générale, l’idée des quotas passe mal. « On ne peut pas faire de la discrimination positive, parce que c’est en soi de la discrimination, souligne Éric Macé. La question véritable est celle de l’augmentation du potentiel de gens susceptibles d’accéder à tel ou tel type de responsabilité. Si vous ne diversifiez pas ce potentiel, vous n’aurez quasiment pas de renouvellement, ni de diversité. C’est là-dessus qu’il faut agir. Ce n’est pas du quota, ce ne serait même pas de la discrimination positive, mais de l’action positive. C’est-à-dire qu’il faut mettre le paquet pour que les écoles de journalisme fassent des conventions d’apprentissage, pour que ces apprentis aient des contrats de travail dans les grandes chaînes, pour que les injonctions faites sur la diversité aux scénaristes ou aux producteurs de fictions aboutissent, sans quoi leurs films ne seront pas pris. C’est comme ça que ça marche ! »
Mais puisque rien n’avance, renchérit Mémona Hintermann-Afféjee, « puisqu’on doit tout le temps tendre la main, et que c’est épuisant, il faudrait que le Parlement ajoute un article dans la loi sur l’audiovisuel de 1986, et qu’il écrive non pas que “le CSA veille à une juste représentation de la société française” mais qu’il “fixe les règles”. On aura là au moins un pouvoir de sanction véritablement dissuasif. Tant que l’État et ceux qui l’incarnent n’auront pas agi, on va continuer à bavarder très longtemps. Or, il y a urgence ! Quand passera-t-on la première vitesse ? »
« Sale période »
Pour Michel Wierviorka, nul besoin de passer par la loi. Il existe déjà un arsenal législatif qui permet d’agir. « Dans le secteur des cosmétiques, on a bien compris l’intérêt qu’il y a à jouer la carte de la diversité. Leurs publicités y renvoient de façon très positive. On n’a pas besoin de loi pour cela. Ça doit partir d’en haut, mais pas seulement : c’est un effort de la société sur elle-même, en général, qui est nécessaire. » Cependant, pour le coup, « nous sommes dans une sale période, il faut bien le dire, avec une société fermée sur elle-même, qui rejette l’autre. La hantise des migrants en est un exemple. Cela ne facilite évidemment pas l’évolution qu’on pourrait souhaiter sur les visibilités. Celle-ci repose donc sur le sens des responsabilités des directeurs de programmes, des scénaristes, des producteurs, des patrons de l’information, sans tomber dans la mièvrerie, la démagogie ou le politiquement correct ».
En attendant, renégociant certaines fréquences, comme c’est le cas pour LCI et son passage en clair, le CSA a annoncé faire de la diversité l’axe majeur de ses exigences. De son côté, TF1 s’est engagé sur une représentation de la pluralité à hauteur de 30 % de ses programmes, et sur une journée de la diversité à l’antenne. Avec le risque de ghettoïser la diversité, mais « cela permettrait au moins de sonner le tocsin », apprécie Mémona Hintermann-Afféjee. Les autres chaînes pourraient difficilement ne pas suivre. En octobre dernier, Delphine Ernotte-Cunci, présidente de France Télé, s’est manifestée pour encourager la rencontre entre la création, les associations et les directeurs de programmes, proposant de « fixer des objectifs, de passer d’une obligation de moyens à une obligation de résultat ». Pour sûr, le chantier est grand ouvert. Entre les bonnes intentions et les promesses généreuses.