C.L.R. James, un marxiste caribéen

Le philosophe Matthieu Renault revient sur la trajectoire d’une figure majeure du mouvement noir. Un essai passionnant où dialoguent engagement révolutionnaire et luttes anticoloniales.

Pauline Guedj  • 9 mars 2016 abonné·es
C.L.R. James, un marxiste caribéen
© **C.L.R. James, La vie révolutionnaire d’un « Platon noir »**, Matthieu Renault, La Découverte, 227 p., 19,50 euros. Photo : AFP

Février 1932. L’intellectuel caribéen Cyril Lionel Robert James quitte son île natale de Trinidad pour l’Angleterre. Depuis peu, le jeune homme s’est lancé dans une carrière d’écrivain. Fanatique de cricket, il est aussi un commentateur sportif reconnu. Arrivé à Londres, James se précipite dans les musées et fréquente les milieux littéraires. Après quelques semaines dans la capitale, il part pour Nelson, une ville du Lancashire, où il retrouve l’un de ses compatriotes, le joueur de cricket Learie Constantine. Hasard du calendrier, l’arrivée de James dans cette ville, que l’on surnomme alors « la petite Moscou », coïncide avec l’explosion de luttes sociales opposant ouvriers du textile et patronat. C.L.R. James s’investit dans l’aile révolutionnaire du mouvement. Progressivement, il renonce à la littérature. « Elle fut remplacée par la politique. Je devins un marxiste », écrira-t-il.

Octobre 1935. L’Italie envahit l’Éthiopie, rare terre africaine à ne pas subir le joug du colonialisme. À Londres, un groupe de migrants caribéens et africains se mobilise pour rassembler les populations noires autour de la cause éthiopienne. Ils fondent une organisation et un journal dont le rédacteur en chef sera C.L.R. James. Comme pour de nombreux intellectuels de l’époque, la guerre d’Abyssinie constitue pour James un déclic. « Les Africains et les personnes d’origine africaine, écrira-t-il, tout particulièrement ceux qui ont été empoisonnés par l’éducation britannique impérialiste, avaient besoin d’une leçon. Ils l’ont eue. Chaque jour révèle l’incroyable sauvagerie de l’impérialisme européen. » La lutte contre le colonialisme est devenue globale. James veut y participer.

En trois ans, deux événements historiques vont donc profondément influencer la carrière politique de ce jeune Trinidadien qui passe du statut d’intellectuel curieux à celui d’activiste révolutionnaire.

Né en 1901, C.L.R. James traverse le XXe siècle presque en entier, vit à Trinidad, en Angleterre et aux États-Unis, et participe aux principaux débats animant l’extrême gauche anglophone. Il côtoie des figures aussi importantes que Léon Trotski, qu’il rencontre à Mexico, Kwame Nkrumah, dont il est un compagnon de route, Jomo Kenyatta, Paul Robeson et Raya Dunayevskaya, avec laquelle il met en place une critique virulente de ce qu’il appelle le « capitalisme d’État » de l’URSS des années 1940. En près de cinquante ans, C.L.R. James aura publié des dizaines d’écrits allant de textes critiques sur les rénovations de la théorie marxiste à des pièces de théâtre politiques en passant par des traités de sociologie du sport qui poussent en précurseur la métaphore du terrain de jeu comme reflet miniature de la société. Son livre sur la révolution haïtienne, Les Jacobins noirs, dans lequel il articule les révoltes d’Haïti avec les fondements théoriques de la Révolution française, a été salué par nombre de spécialistes des mondes afro-américains. Pour l’historien Manning Marable, il s’agit même du « plus grand livre d’histoire jamais écrit ».

Les textes de C.L.R. James ont exercé une influence notoire sur les processus de décolonisation des îles de la Caraïbe et de plusieurs pays africains comme le Ghana et la Tanzanie. Ses prises de paroles ont influencé de manière déterminante les mouvements du Black Power aux États-Unis et ont joué un rôle capital dans le développement du parti communiste américain.

Reste alors une aberration. James, personnage majeur du XXe siècle anglophone, est en France une figure quasi inconnue. Sur l’ensemble de son immense œuvre, trois livres seulement ont été publiés en français parmi lesquels Les Jacobins noirs, traduit par le sociologue et écrivain trotskiste Pierre Naville, et Marins, renégats et autres parias, publié en janvier dernier. Comme de nombreux autres intellectuels caribéens, C.L.R. James est l’objet d’un décalage entre sa reconnaissance dans les milieux anglophones et son statut confidentiel du côté français. L’essai de Matthieu Renault vient mettre un terme à cette situation, constituant un plongeon fascinant dans les écrits de James et démontrant l’actualité des questions qu’il soulève.

Élaboré chronologiquement, l’ouvrage détaille les étapes du parcours de l’activiste. Mais, plutôt que de faire le choix d’une simple biographie, l’auteur, qui en est aujourd’hui, après John Locke et Frantz Fanon, à son troisième livre sur des trajectoires intellectuelles, dresse une réflexion sur la construction de la pensée et ses différents emboîtements. Œuvre polyphonique, le travail de C.L.R. James est ainsi présenté comme une série d’articulations, parfois à première vue contradictoires, auxquelles Matthieu Renault tente de donner un sens. Emboîtements ou articulations entre éducation européenne et identité caribéenne, entre littérature et engagement politique, entre cricket et société, entre histoire universelle et histoire depuis les marges, entre mouvement noir et marxisme. Toute sa vie, James sera divisé entre son engagement dans les luttes contre l’impérialisme britannique et sa vision européenne du combat politique et des débats intellectuels. « C’est dans la philosophie et la littérature de l’Europe de l’Ouest, dira-t-il, que s’enracine ma compréhension du monde. » Pour résoudre ce paradoxe, il n’a cessé d’élaborer des outils permettant de créer du lien entre différentes causes, de les séparer parfois temporairement pour mieux les agencer.

Parmi ces articulations, celle qui intéresse le plus Matthieu Renault repose sans aucun doute sur le double engagement de James dans des organisations marxistes et au sein du mouvement noir. L’essai démontre avec acuité comment, pour lui, l’enjeu du mouvement noir n’est pas seulement l’émancipation de l’Afrique ou des minorités, mais, à travers ces émancipations, leur rattachement – Renault parle de « branchement » – à un projet global. Pour James, les mouvements noirs ne doivent pas être subordonnés au socialisme. Bien au contraire, leur tâche est de se développer de manière autonome pour pouvoir, au fil de leur construction, s’articuler avec les luttes sociales. Il n’y a pas ici de hiérarchie entre socialisme et émancipation des minorités, mais une série de rencontres autour de causes communes.

Pour Matthieu Renault, cette logique du branchement entre marxisme et mouvement noir fait directement écho à l’actualité. À l’heure où les organisations de gauche et d’extrême gauche peinent souvent à faire le lien entre leurs revendications et celles des minorités immigrées ou postcoloniales, la pensée de C.L.R. James pourrait enrichir les débats. Une réflexion salutaire et une raison supplémentaire pour découvrir l’œuvre de cet activiste incontournable.

Idées
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