En escortant Œdipe
Dans Anywhere, Élise Vigneron met en marionnette la figure d’Œdipe. Un poème visuel de glace et de feu, sur la tragédie des traversées.
dans l’hebdo N° 1396 Acheter ce numéro
Enveloppée dans un châle qui se détache à peine de l’obscurité du plateau, Élise Vigneron marche et se courbe. Dans ses bras ou tout près d’elle, un être filiforme, haut comme un nourrisson. Une marionnette translucide qu’elle accompagne dans sa traversée. Qu’elle manipule tantôt comme une mère câline son enfant, tantôt grâce à des fils invisibles.
Après une adaptation de Seuils de Patrick Kermann et une pièce entièrement visuelle, Élise Vigneron s’intéresse dans Anywhere à Œdipe. À celui d’Henry Bauchau précisément, avec qui elle poursuit sa recherche sur la traversée et l’entre-deux. Sur la glace aussi, déjà utilisée dans les paysages surréalistes d’Impermanence, sa précédente création. En Antigone muette, la marionnettiste déroule le mythe dans une brume aussi lugubre qu’enveloppante, où tristes voyages réels et imaginaires, d’hier et d’aujourd’hui se rencontrent. Où ils fraternisent en attendant l’issue finale. La fonte.
Œdipe et sa fille ne sont pas des nouveaux venus dans le monde de la marionnette. Invités d’honneur du dernier Festival mondial des théâtres de marionnettes de Charleville-Mézières en septembre dernier, Les Anges au plafond ont consacré un beau diptyque à ces deux figures. Mais basé sur Œdipe sur la route de Bauchau, Anywhere se distingue d’emblée de l’univers de papier des Anges. Loin de leur Tentative de démêlage du mythe, Élise Vigneron s’attache au chaos intérieur de celui qui tua son père et épousa sa mère. À sa solitude. Rarement utilisée dans le domaine de la marionnette, la glace donne au spectacle un cadre temporel et une identité visuelle très forts. Sur la scène sombre où l’on ne distingue qu’un bassin central et le visage de la marionnettiste, Œdipe est une lumière remplie de son extinction imminente. Un fascinant « modèle par lequel passe le vif sentiment de la mort et de la condition des morts », selon l’expression de Tadeusz Kantor.
Jouet des dieux et des hommes, le fils de Laïos et de Jocaste n’est pas seulement un sujet idéal pour la marionnette. Il fait écho à une tragédie de notre temps : celle d’une Méditerranée où transitent des exils forcés. Avec son pantin qui s’amenuise sous les faibles lumières du plateau, Anywhere interroge autant l’essence de l’art de la marionnette que sa faculté à dialoguer avec le monde. Si Élise Vigneron fait le constat d’une dérive, elle dit aussi sa foi dans la capacité de l’objet à produire du sens. Elle évoque la catastrophe écologique en cours sans reprendre l’imagerie de la société de consommation ni avoir recours au détournement d’objets, très fréquent dans la marionnette jusqu’à une époque récente.
Après un tableau d’ouverture, où les premiers mots du livre apparaissent en lettres de feu derrière un écran de glace, Œdipe sur la route se réduit dans le spectacle à quelques phrases prononcées en voix off. L’essentiel, Élise Vigneron l’a traduit en matières et en gestes. Dans un minimalisme qui évoque celui de Jean-Pierre Lescot, connu entre autres pour sa mise en marionnettes de nombreuses pièces de Beckett, ou encore celui de Renaud Herbin, directeur du TJP-Centre dramatique national d’Alsace et des Giboulées, dont la dernière édition vient de s’achever. Le travail d’Élise Vigneron trouve très bien sa place dans le projet Corps-Objet-Image développé à Strasbourg dans ce festival, où Anywhere a été programmé avant son passage à Grenoble et à Clamart, dans le cadre du festival Marto. Elle fait du mythe et de l’absurde un objet à la croisée entre les disciplines. Une petite tragédie beckettienne qui puise sa modernité dans un répertoire antique.