Éric Beynel : « On aménage les régressions »
Le texte de la loi Travail ne peut être amélioré à la marge, estime le syndicaliste Éric Beynel, qui envisage des grèves reconductibles, jusqu’au retrait pur et simple du projet.
dans l’hebdo N° 1394 Acheter ce numéro
La présentation en Conseil des ministres du projet de loi Travail, initialement prévu le 9 mars, a été retardée de quinze jours par le gouvernement. Pour « faire de la pédagogie » et tenter de négocier le ralliement de la CFDT et des « syndicats réformistes », moyennant quelques aménagements. À l’instar de la CGT, l’union Solidaires se prépare à une mobilisation longue, jusqu’au retrait du projet de loi.
L’intersyndicale avance en ordre dispersé malgré le tollé général provoqué par le texte de loi. Comment l’expliquer ?
Éric Beynel La loi Travail est un texte très long qui regroupe des dizaines de points. C’est une stratégie qui avait déjà été employée par le gouvernement avec les lois Macron ou -Rebsamen. Il espère ainsi accentuer les divergences entre les syndicats, car il est difficile d’avoir une position commune face à un texte aussi important. Pour la qualité du débat démocratique, nous demandons la fin de ces textes de loi massifs. Nous voulons pouvoir aborder de manière séparée chacun des sujets soulevés par ce projet de loi, c’est pour cela que nous demandons son retrait.
Comment analysez-vous la stratégie de la CFDT, qui négocie des points du texte en échange de son ralliement au gouvernement ?
Elle fait partie de ceux qui ont considéré que nous pouvions obtenir des améliorations du texte. Nous soutenons cette démarche lorsqu’un texte porte des avancées pour les salariés. Or, on ne voit aucun point dans la loi Travail qui permette des progrès pour les salariés. Il ne porte que des régressions. -Aménager les régressions, pour nous, ce n’est pas envisageable.
Craignez-vous que la CFDT trahisse le mouvement social ?
Nous n’en sommes pas à ce stade. Le texte est encore en négociation, même si le gouvernement n’a pas reçu Solidaires, ce qui dénote une drôle de conception de la démocratie sociale. Nous verrons si la stratégie [de la CFDT, NDLR] est d’obtenir uniquement des aménagements à la marge. Pour nous, concrètement, il est hors de question que l’on puisse avoir une quelconque rigidité aux prud’hommes en cas de licenciement abusif. Chaque préjudice doit être réparé, et seul un juge peut estimer la hauteur du préjudice. Ce n’est pas au gouvernement, sur ordre du patronat, de limiter ces indemnités.
Êtes-vous prêts à appeler à une grève reconductible ?
Il est évident que, s’il faut faire monter le rapport de force contre ce texte, nous ne sommes pas opposés à réfléchir à des grèves reconductibles. Nous verrons comment se dérouleront les journées de mobilisation et ce qui se passera du côté des universités.
Le gouvernement estime que l’opposition à son projet de loi vient d’une « incompréhension » et que le texte est équilibré. Que répondez-vous ?
Que nous n’aimons pas être pris pour des imbéciles. Nous sommes largement capables de comprendre les tenants et les aboutissants de ce texte de loi. Nous voyons bien tous les risques qu’il comporte pour les salariés. Le succès de la pétition contre ce projet de loi montre qu’une majorité de la population a bien compris à quel point la communication du gouvernement est mensongère. Les salariés ont accepté un certain nombre de régressions ces dernières années en pensant que cela pourrait conduire à une amélioration sur le front de l’emploi. Ils ont vu que leurs sacrifices en matière de salaire, de temps de travail et de protection sociale n’ont eu aucun effet direct pour l’emploi, alors que les entreprises ont continué à accroître leurs bénéfices. Les gens se disent aujourd’hui que cela suffit. Ils souhaitent une réelle réorientation vers une politique sociale.
Les défenseurs du texte disent que la flexibilité du contrat de travail doit permettre de réduire la précarité en incitant les entreprises à embaucher en CDI. Qu’en pensez-vous ?
Nous sommes d’accord avec l’idée que le CDI doit primer sur les contrats précaires. Mais toutes les réformes menées par le gouvernement, notamment des suites d’un précédent accord interprofessionnel, ont conduit à un accroissement du nombre de CDD. Dans le texte tel qu’il a été présenté, aucun point ne permettra de limiter le nombre de CDD. Au contraire, nous allons faciliter les licenciements. On va accroître encore plus la précarité pour les salariés qui sont dans l’emploi.
Que pensez-vous de la philosophie générale de cette loi : faire primer les accords d’entreprise pour adapter le contrat de travail aux « réalités du terrain » ?
C’est une volonté de réduire les maigres contre-pouvoirs qui existent encore à l’intérieur des entreprises. Ce n’est pas un hasard si le gouvernement, dans des projets de loi successifs, s’est d’abord attaqué à l’inspection du travail, puis à la médecine du travail et enfin aux instances représentatives du personnel. Une fois qu’on a réduit la présence de ces trois outils qui sont là pour défendre les travailleurs au plus près du terrain, il devient facile de faire pression sur les travailleurs pour leur faire accepter des accords dérogatoires, en les menaçant tout simplement de licenciement. On pourra toujours, avec le pistolet sur la tempe, obtenir des référendums dans lesquels les salariés accepteront de travailler plus et de perdre de l’argent. Tout ça parce qu’ils auront eu contre eux le chantage de l’emploi.
Le préambule sur le code du travail est déjà inacceptable. On met à mal plusieurs dizaines d’années de protection sociale pour les salariés. En réduisant des éléments fondamentaux du code du travail, on met en danger les salariés. En matière de santé au travail, pour ne prendre qu’un exemple, le projet de loi ne reprend plus l’obligation de sécurité et de résultat de l’employeur. Ce dernier n’est plus obligé d’assurer la protection des salariés qui sont sous ses ordres.
Quelle serait selon vous une bonne réforme du code du travail ?
Il y a des droits nouveaux à explorer sur le chômage, la formation, etc. Nous pouvons également apporter une réponse globale aux évolutions du salariat. Cela passe par un nouveau statut du salarié. La hiérarchie a évolué dans les entreprises, entre les multiples donneurs d’ordres et des travailleurs de plus en plus dépendants de sous-traitants. Cela a rendu extrêmement difficile la présence même des organisations syndicales au sein des entreprises et le fonctionnement des instances représentatives du personnel.
Il faut un nouveau statut pour les salariés, qui prenne en compte une vision complète de sa carrière et des entreprises pour qui il travaille, dans leur globalité. Il est trop facile aujourd’hui pour une entreprise d’avoir recours à un sous-traitant pour limiter les droits des salariés qu’elle emploie.