États-Unis : Maintenant, c’est « Tout sauf Trump »
Après sa victoire au Super Tuesday, le candidat républicain est dans le collimateur de son propre parti. Cela suffira-t-il pour le couler ?
dans l’hebdo N° 1394 Acheter ce numéro
Donald Trump a beau être à des milliers de kilomètres de New York, il est bien dans tous les esprits ce mercredi 2 mars à Manhattan, au centre de conférences Jacob Javits. Là, une Hillary Clinton à la voix enrouée retrouve ses supporters au lendemain de sa victoire au Super Tuesday (le jour le plus important des primaires, car treize États votent). Sur une scène parée de drapeaux américains, sous les yeux de centaines de travailleurs syndiqués chauffés à blanc, elle enchaîne les piques et les allusions contre le républicain sans prononcer son nom, -laissant le soin à ses soutiens présents sur place – le maire de New York, Bill de Blasio, et le gouverneur new-yorkais, Andrew Cuomo, en tête – de l’attaquer frontalement. « Trump ne passera jamais. J’en suis sûr à 100 % », lance Augustin Mathurin, un charpentier venu soutenir l’ex-première dame.
« Un imposteur »
Depuis qu’il a mis sept États de plus dans son escarcelle à l’occasion du Super Tuesday, Donald Trump est parvenu à faire l’union… contre lui-même. Hillary Clinton, qui semblait inquiète de la montée en puissance sur sa gauche de son adversaire « démocrate-socialiste » Bernie Sanders, dirige désormais ses attaques contre l’homme d’affaires trublion. Idem du côté des républicains, où on ne retient plus les coups pour abattre celui qui pourrait leur coûter la Maison Blanche. Longtemps timorés ou déconcertés, les cadres du parti se lâchent. Quitte à faire éclater le schisme au grand jour. Dans un discours, jeudi 3 mars, l’ancien candidat du parti en 2012, Mitt Romney, a décrit Trump comme « un imposteur ». Un autre ancien candidat, John McCain, défait en 2008 par Barack Obama, lui a emboité le pas, soulignant les dangers d’une présidence Trump pour la sécurité nationale. Une déclaration intervenue au lendemain de la publication d’une lettre ouverte signée de plusieurs ténors des administrations Bush père et fils, dénonçant les incohérences de sa politique étrangère. « Il passe de l’isolationnisme à l’aventurisme militaire dans une même phrase », peut-on lire dans la missive paraphée par des républicains modérés et des néoconservateurs comme Eric Edelman, ancien bras droit de Dick Cheney.
Les adversaires directs de Donald Trump dans la primaire s’en donnent aussi à cœur joie. Lors d’un débat télévisé jeudi dernier, le candidat de l’« establishment », Marco Rubio, a attaqué l’homme d’affaires pour sa formation en ligne, « Trump University », censée délivrer aux élèves les secrets de sa réussite moyennant jusqu’à 36 000 dollars. Certains anciens disciples, voyant l’arnaque, ont saisi la justice.
Ces tensions reflètent un tiraillement idéologique qui oppose depuis des décennies les élites du parti, traditionnellement modérées, à ses factions les plus conservatrices. Certains font remonter la division à 1964, quand l’ultra-conservateur Barry Goldwater a ravi la nomination du parti aux « Rockefeller Republicans », plus modérés, issus du Nord-Est historique des États-Unis. La montée en puissance dans les années 1980 de la « Droite chrétienne », qui a amené Ronald Reagan au pouvoir, puis celle du Tea Party au début de la présidence Obama sont autant de manifestations de ce « conservatisme de mouvement » qui traverse le parti.
Donald Trump, lui, puise dans le mécontentement des républicains les plus radicaux. Il attire essentiellement des hommes blancs et non éduqués, une population qui a connu un déclin important ces dernières années. Selon le Hamilton Project, un groupe de réflexion sur les questions économiques, le taux d’emploi à plein-temps des hommes n’ayant pas atteint le niveau de la licence a chuté de 76 % en 1990 à 68 % en 2013. Les salaires de ceux qui ne sont pas allés à l’université ont également dégringolé. À l’inverse, le taux de mortalité des hommes blancs de 22 à 56 ans a augmenté entre 1999 et 2014, et ce pour la première fois depuis 1968. Les scientifiques attribuent ce surcroît de mortalité aux « morts de désespoir », à savoir les suicides, les overdoses et les maladies liées à la -surconsommation d’alcool. À noter que les Afro-Américains meurent toujours plus jeunes que les Blancs, mais leur situation s’améliore tandis que celle de la population blanche suit le chemin inverse.
populisme économique
Ce phénomène, qui intervient sur fond de boom démographique des hispaniques, profite à Donald Trump, dont le discours anti-islam et anti-immigrés séduit dans les milieux modestes. « Les supporters de Trump ont baigné dans les discours de haine contre les immigrés, les femmes, la gauche et les personnes de couleur, servis par les conservateurs de mouvement qui ont émergé après Gold-water. Ils ont transformé l’argument que la gauche tente de détruire les Blancs à travers la redistribution des impôts en haine viscérale. Trump, qui est un commerçant plus qu’un idéologue, surfe sur le populisme économique de ces -Américains dépossédés et donne voix à leur rejet du capitalisme de connivence », analyse Heather Cox Richardson, professeure d’histoire politique et auteure d’un ouvrage sur le parti républicain.
Autres atouts de l’homme d’affaires pour ses supporters : la promesse de renégocier certains traités de libre-échange, comme l’Alena [^1] et le partenariat transpacifique, qu’il accuse d’avoir « érodé l’industrie et tué des emplois américains ». En parallèle, il ne veut pas toucher aux programmes de sécurité sociale, qui profitent notamment aux pauvres et aux seniors. Sur ce dernier point, il prend à contre-pied ses adversaires républicains. Reconnaissant aussi des vertus au controversé centre de planification familial « Planned Parenthood », qui « profite à des millions de femmes », ce qui lui a attiré les foudres du mouvement anti-avortement.
« Il y a beaucoup, beaucoup de colère dans le pays. Et nous l’avions sous-estimée jusqu’à présent, insiste Harry Wilson, professeur de sciences politiques à Roanoke College. Beaucoup de personnes à droite pensent que les républicains, majoritaires au Congrès, n’ont pas su contrer Obama sur différents sujets, comme l’extension de la couverture médicale, le mariage des homosexuels, l’économie… Pour eux, la crise se fait toujours sentir. Ils n’ont pas non plus digéré le fait qu’un Afro-Américain soit devenu président. »
supporters minoritaires
Les dirigeants du parti républicain peuvent-ils capter cet électorat frondeur ? C’est mal parti. Donald Trump fait la course en tête avec le plus grand nombre de délégués, devant Ted Cruz et Marco Rubio. Mieux, le milliardaire parvient à séduire dans les rangs de l’establishment. Il est ouvertement soutenu par quelques parlementaires républicains, dont le sénateur de l’Alabama Jeff Sessions, réputé dur sur l’immigration. Donald Trump est également parvenu à obtenir le soutien de l’un de ses anciens rivaux, le gouverneur du New Jersey Chris Christie, figure importante au sein du parti. Le salut des anti-Trump pourrait bien se jouer à la grande convention d’investiture du parti en juillet, si Donald Trump ou aucun autre candidat n’obtient le nombre de délégués nécessaires à la nomination (1 237). Dans cette situation, qui ne s’est pas produite depuis des décennies, les délégués réunis pour sélectionner formellement le candidat seraient libres de voter pour qui ils veulent, indépendamment du vote populaire dans leur État. Si un premier scrutin n’aboutit pas à une majorité autour d’un candidat, plusieurs rounds de vote auront lieu jusqu’à ce qu’un candidat soit choisi.
« Je dirais que Trump à 50 % de chances d’obtenir l’investiture », avance Henry Olsen, spécialiste des mouvements conservateurs américains au sein de l’Ethics and Public Policy Center (EPPC). « Pour l’instant, ses supporters, qui sont similaires à ceux de Marine Le Pen en France, sont minoritaires au sein du parti. Tout dépendra de la manière dont les républicains plutôt centristes, qui constituent la faction la plus importante au sein du parti, réagiront vis-à-vis de Trump. Et cela, personne ne peut le dire pour le moment. »
[^1] Accord de libre-échange nord-américain.