« In Jackson Heights » : Politique de quartier
Frederick Wiseman s’est immergé dans Jackson Heights, une zone cosmopolite et populaire du Queens, à New York. Il en ressort avec un film passionnant et puissamment politique.
dans l’hebdo N° 1396 Acheter ce numéro
Frederick Wiseman n’est pas François Ruffin. On s’excuserait presque de rapprocher ces deux noms dans une même phrase, avec cette idée qu’il pourrait y avoir un sens à comparer le formidable auteur de Titicut Follies, Welfare ou At Berkeley à celui, sans doute un peu moins considérable, de Merci patron !. Mais depuis que Lubitsch et Capra ont été évoqués par la critique à propos du film de François Ruffin, les échelles de valeur semblent un peu déréglées. C’est pourquoi il n’est pas inutile d’examiner ce qui différencie Wiseman de Ruffin, et ce sur le terrain politique, là où on attend a priori davantage le second que le premier. C’est assez simple : quand le scénario de Ruffin raconte comment répliquer aux turpitudes d’un grand patron en ayant recours à une stratégie certes rusée mais individualiste, c’est-à-dire au système D, In Jackson Heights, le nouveau film de Frederick Wiseman, montre nombre de gens (pauvres, étrangers, minorités…) qui se réunissent pour trouver des moyens de lutter collectivement contre les attaques dont ils sont la cible.
La dimension politique d’un film est liée à des options de récit et de mise en scène. L’héroïsation de la personne du réalisateur et l’esprit farce peuvent, en l’occurrence, avoir leurs limites. Frederick Wiseman, on le sait, œuvre autrement. Dans ce quartier du Queens, Jackson Heights, à New York, dont il a décidé de brosser un portrait, le cinéaste s’est immergé comme il aime à le faire. Au gré des rues cosmopolites, dignes de cet historique melting pot qui a contribué à forger les États-Unis, le cinéaste aurait pu aller voir ailleurs, filmer autre chose, d’autres personnes. Il aurait pu constituer, à partir de ses 120 heures de rush, un montage différent. Or, en l’état, In Jackson Heights est un film passionnant et puissamment politique. Parce qu’il rend compte des enjeux sociaux, économiques et avant tout humains de la cité moderne, de cette cosmo-polis apte à offrir à tous un précieux foyer d’existence commune, même si trop souvent âpre, et qui se voit menacé.
Faire œuvre politique n’est pourtant pas un acte volontariste ni prémédité chez Frederick Wiseman. « J’ai toujours été fasciné, depuis que je suis enfant, par la diversité des comportements humains, déclare-t-il dans le dossier de presse. Il m’est apparu très vite que faire des documentaires était le métier idéal pour moi. Cela me permet non seulement de capter mais aussi de penser et d’organiser mon expérience de cette diversité. » In Jackson Heights est donc tout sauf une collection de séquences hétéroclites. Certes, pour restituer l’ambiance du lieu, le cinéaste s’attarde sur les trottoirs, devant les étals des marchands de fruits et légumes, sous les arcades du métro aérien qui va et vient (sa présence sonore est continue), près du rassemblement d’une soupe populaire ou de musiciens de rue. Il pénètre dans de multiples endroits, une maison de retraite, des lieux de culte, la chambre froide d’un supermarché, un bazar, une école, chez un tatoueur, un toiletteur de chiens… Passent devant sa caméra de nombreuses personnes. Mais une certaine idée du quartier finit par apparaître.
Il n’est pas indifférent qu’on se retrouve dès les premières minutes dans une réunion lesbian gay bi et trans (LGBT), animée par le conseiller municipal Daniel Dromm, lui-même publiquement homosexuel, où celui-ci rappelle que le rapprochement avec les Latinos (suite au meurtre de l’un d’entre eux, qui était gay, vingt ans plus tôt) a permis l’existence de la Queens Parade. « C’est le seul quartier où cela était possible, dit-il_. Car Jackson Heights est la communauté la plus diversifiée du monde, on y parle 167 langues. »_ Dans une séquence suivante, les membres d’une association homosexuelle soulignent qu’ils sont pour le moment accueillis de manière désintéressée par une synagogue, faisant aussi figure de maison de quartier.
Non seulement émerge la question des interactions entre les communautés, mais plus encore la nécessité des solidarités. Au sein des minorités tout d’abord. Celles-ci organisent des réunions où ceux qui ont été stigmatisés ou maltraités, en particulier par la police, viennent témoigner devant les autres. C’est le cas des trans, mais aussi des Mexicains, des Portoricains… – la langue espagnole domine largement au cours du film – qui font le récit du long chemin, souvent périlleux, accompli afin d’atteindre ce coin des États-Unis.
Mais l’appel à la solidarité transcende les communautés. Car des dangers pèsent sur la vie et la diversité du quartier. Les petits commerçants doivent prendre conscience que les grandes marques s’apprêtent à investir la zone. De même que des promoteurs immobiliers, qui permettraient aux classes moyennes de s’installer à Jackson Heights, les loyers devenant dès lors inabordables pour les locataires actuels. Les ouvriers constatent qu’ils ont aussi à se battre contre les conditions que leur font les employeurs – un rapport de domination qui apparaît, au cours d’une discussion entre travailleurs latinos, non pas comme le fait d’une autre communauté mais comme une donnée universelle.
Pour continuer à garder l’identité populaire du quartier, ses habitants sont appelés à se mobiliser, à travers des séances d’information et de sensibilisation. C’est à une forme d’acculturation à la citoyenneté à laquelle on assiste, qui passe par des apprentissages (de la langue anglaise, par exemple) et un état de vigilance. Pour autant, Frederick Wiseman n’idéalise en rien la société étatsunienne ni ce petit bout de territoire. Ces formes de résistance, qui naissent parce qu’il y a de l’adversité, souvent féroce, ne sont souvent encore qu’à l’état de promesses. Le cinéaste ne montre pas plus que cela. Mais c’est un beau spectacle.