Le taureau par les cornes

Molenbeek n’est plus qu’une tache, un label dégradant, un mètre-étalon dans l’estimation des dégâts républicains. Cela donne : « Combien de Molenbeek en France ? »

Christophe Kantcheff  • 30 mars 2016
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Le taureau par les cornes
© Photo : NICOLAS MAETERLINCK / BELGA MAG / BELGA / AFP

Molenbeek. Le nom résonne comme un emblème. Il ne désigne plus seulement une commune de Bruxelles de près de 95 000 habitants. Mais, sur une carte, une souillure. Un lieu maudit dont chaque rue est livrée au communautarisme, où le salafisme est en passe de séduire tous les esprits, et où dans chaque maison s’épanouit le ferment du terrorisme.

Molenbeek est tombée dans l’enfer du cliché. Celui qui s’imprime pour ne plus jamais s’effacer. On en oublierait presque que la réalité est un peu plus complexe. Qu’elle se décline avec de multiples données. Par exemple : le taux de chômage, qui dépasse les 30 %, frappant plus particulièrement les jeunes ; la stigmatisation, quand on déclare vivre « dans le 1080 », le code postal de Molenbeek ; l’existence, dans cette commune, d’un quartier plus résidentiel ; la présence d’une forte population d’origine marocaine, installée depuis longtemps, qui sait entretenir le vivre-ensemble. Oui, le vivre-ensemble…

Qu’à cela ne tienne. Molenbeek n’est plus qu’une tache, un label dégradant, un mètre-étalon dans l’estimation des dégâts républicains. Cela donne : « Combien de Molenbeek en France ? » Autrement dit : « Combien de territoires perdus ? » La question est adressée, dans une émission de radio de grande écoute, ce dimanche, au ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, Patrick Kanner. Ainsi formulée, elle ne semble pas le gêner. Il donne même sa définition du « Molenbeek », recopiée sur celle de son patron, Manuel Valls, où se mêlent les mots « pauvreté », « système ultra-communautariste », « économie parallèle » et « système mafieux ». Avant de répondre : chez nous, il y en a « une centaine ».

Diable ! La France a toujours nourri un complexe de supériorité vis-à-vis de son « petit » voisin. De là à revendiquer son « Molenbeek » au centuple ! Pourquoi pas, bientôt, un empire de « Molenbeek » ! Effrayant ? Patrick Kanner coupe court à tout sentiment de panique. Il ajoute : la différence, c’est que nous, « nous prenons le taureau par les cornes ».

Déjà, quelques jours plus tôt, un de ses collègues, le ministre des Finances, Michel Sapin, avait cru bon de révéler ce qui à ses yeux différenciait, en matière de lutte contre les « Molenbeek », la politique française de la belge. La seconde est « peut-être » (quelle délicatesse !) marquée par « une forme de naïveté », a-t-il estimé sans l’once d’une condescendance. Tandis que la première… « Le taureau par les cornes », on vous dit. Et Patrick Kanner, toujours dans la même émission, de détailler ce que cela signifie. D’un côté, ce qu’il appelle un « choc sécuritaire », avec notamment l’expulsion d’imams et l’installation d’une « cellule de veille » pour contrôler certaines associations. De l’autre… Cette injonction : « Il faut d’urgence renforcer la présence d’adultes dans les quartiers. »

« D’urgence »… On ne fera pas l’injure de rappeler au ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports qu’il est en poste depuis août 2014, et qu’un président de la République issu de sa famille politique a pris ses fonctions au printemps 2012. Peut-être Patrick Kanner a-t-il en souvenir – mais il n’en a dit mot – qu’un de ses prédécesseurs au ministère de la Ville, François Lamy, a fait passer une loi dite de « programmation pour la ville et la cohésion urbaine » en février 2014 ? Celle-ci avait pour but de permettre aux habitants des quartiers populaires d’être « acteurs des décisions qui les concernent ». Elle cherchait aussi à favoriser « le développement économique ». Qu’est-elle devenue ? Le très officiel réseau national des centres de ressources de la politique de la ville en a justement établi un bilan il y a quelques semaines. En voici un extrait : « Sans contester l’importance de la connaissance des principes de laïcité ou la nécessité de prévenir la radicalisation, il nous semblerait dommageable que ces nouvelles priorités détournent les professionnels d’autres objectifs qu’ils ont d’ores et déjà bien du mal à concrétiser, comme la prévention des discriminations ou la participation des habitants. » La formulation est aimable mais le propos cinglant. Traduction : messieurs les gouvernants, du calme avec vos déclarations flamboyantes sur la chasse au salafisme et concentrez-vous sur la réduction des inégalités sociales et territoriales.

Au regard de l’actualité, la politique gouvernementale ne prend décidément pas ce chemin. Michel Sapin, encore lui, a récemment confirmé la baisse des dotations dévolues aux collectivités jusqu’en 2017, dans le cadre du plan d’économie de 11 milliards d’euros sur trois ans. On sait que ces réductions ont localement, surtout là où le tissu social est fragile, des conséquences néfastes. Et il y a cette loi travail, qui mobilise contre elle dans toute la France, ce 31 mars, à travers des grèves et des manifestations. S’en prendre au code du travail, précariser les travailleurs, les jeunes et les moins jeunes, licencier plus facilement : toutes ces mesures, dont on sait qu’elles n’amélioreront pas l’emploi, accableront plus encore les populations vivant dans les quartiers en difficulté. Si c’est cela, remédier à la multiplication des « Molenbeek » en France, alors, attention aux coups de cornes…

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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