« Penser la pluralité des populations »

La sociologue Brigitte Maréchal analyse le malaise croissant d’une jeunesse musulmane belge en manque de repères et de reconnaissance.

Lena Bjurström  • 30 mars 2016 abonné·es
« Penser la pluralité des populations »
© **Brigitte Maréchal** Directrice du Centre interdisciplinaire d’études de l’islam dans le monde contemporain. Photo : WINFRIED ROTHERMEL/ Picture-Alliance/AFP

Pour Brigitte Maréchal, la radicalisation terroriste en Belgique prend sa source tant dans un contexte social que dans un questionnement identitaire et religieux. Un malaise dont la société belge doit répondre.

Comment analysez-vous les parcours de radicalisation terroriste de ces jeunes Belges ?

Brigitte Maréchal : Il me semble que les jeunes radicalisés sont le produit d’un cocktail détonant entre, pour certains, un contexte social difficile – l’absence de père dans le foyer, la fragilisation de familles qui ont subi de plein fouet les crises économiques des années 1980 – et un questionnement identitaire où se mêlent le parcours migratoire de leurs parents, la religion et les difficultés d’intégration.

Avec une culture parentale profondément liée au pays d’origine, les jeunes se sont retrouvés « le cul entre deux chaises », entre deux appartenances nationales et culturelles. De quoi créer un malaise d’autant plus fort que nombre d’entre eux n’ont guère assumé une fierté de leurs origines ethno–nationales, tandis que, pour des raisons socio–économiques ou culturelles, l’accès à la formation, aux productions culturelles au sens large, était également rendu difficile. À cela, on peut ajouter l’impact d’une certaine culture de l’honneur, mise sous tension par les échecs que font subir aux individus nos sociétés compétitives, et auxquels certains semblent moins bien préparés que d’autres, ce qui est susceptible d’accroître le caractère intolérable des malaises vécus.

D’autre part, les jeunes se sont retrouvés face à des discours religieux peu appropriés pour répondre à leurs questions de sens, essentiellement pour deux raisons. D’abord, la pensée musulmane traditionnelle est restée ancrée dans une vision initialement établie en rapport avec des sociétés majoritairement musulmanes. Ensuite, cette pensée traditionniste a été dévalorisée par de nouveaux discours islamiques dominants, salafistes ou fréristes [des Frères musulmans, NDLR], défendant des modèles communautaristes plutôt que sociétaux. Depuis les années 1970, les Frères musulmans puis les salafistes survalorisent la dimension religieuse englobante de l’islam, présenté comme seul susceptible de construire des identités dignes d’être vécues. Ces discours dominants n’ont eu de cesse de pointer aussi à tout-va l’islamophobie jugée croissante des sociétés européennes. Cette idéologie de l’islam politique accroît donc le malaise d’une jeunesse musulmane en manque de repères et de reconnaissance.

Enfin, il est impossible de ne pas prendre en compte les impasses de notre société, dont font partie ces jeunes. Une société qui met en exergue une culture matérialiste et individualiste au détriment d’une construction des liens sociaux et d’un engagement citoyen critique et constructif. Il importe désormais que nos sociétés prennent pleinement acte du caractère pluriel de leurs populations, tout en se donnant vraiment les moyens de promouvoir la création de liens, mais aussi d’identités personnelles et sociales.

Michel Sapin s’est est pris, après les attentats de Bruxelles, à la « naïveté » du modèle d’intégration belge, lequel aurait favorisé le communautarisme et laissé se développer un « bastion islamiste » à Molenbeek. Que pensez-vous de ces accusations ?

Il est indéniable qu’un questionnement s’impose. Pour autant, je ne crois pas que la -Belgique ait favorisé les communautarismes. Elle a plutôt tardé, comme toutes les démocraties européennes, à prendre la pleine mesure des conséquences induites par la pluralisation croissante de ses populations, se -contentant de croire que les anciennes -formules de -construction des identités, d’après des modèles d’inspiration patriotique, allaient suffire, comme par le passé. Il ne faut pas oublier que l’arrivée d’importantes populations musulmanes est relativement récente en Europe et qu’elle a été, partout, impensée. Il a fallu des décennies pour que les sociétés en prennent petit à petit la mesure.

En ce qui concerne Molenbeek, c’est un cas particulier, en lien avec une gestion communale qui, pendant vingt ans, a certes été très ouverte à l’expression de toutes les cultures, mais qui s’est montrée trop peu sensible aux spécificités et aux rapides transformations du religieux. Cependant, il ne faut pas oublier que Molenbeek fait partie, comme d’autres communes, du croissant pauvre de la ville de Bruxelles, et cette situation a également renforcé l’attractivité de cet espace pour de nouveaux prédicateurs.

La Belgique doit-elle remettre en question son approche de la question religieuse et multiculturelle ?

Le régime belge de neutralité religieuse, différent de la laïcité française, offre de grandes opportunités jusqu’à présent trop peu mobilisées, que ce soit pour des raisons financières ou pour des visées politiques.

En Belgique, l’État collabore avec les cultes, gère la diversité religieuse plutôt que de s’en extraire. Il s’agit aujourd’hui de s’emparer concrètement des opportunités offertes par ce cadre de neutralité. Des réveils s’opèrent lentement. On l’a vu, entre autres, avec la signature d’un accord, en septembre 2015, entre l’Exécutif des musulmans de Belgique et l’Université catholique de Louvain, qui permet d’offrir une formation universitaire obligatoire et adaptée aux futurs professeurs de religion islamique qui donnent des cours, de niveau primaire et secondaire, au sein de nos écoles officielles. Il s’agit là d’un levier important, parmi d’autres, sur lesquels nous pouvons désormais nous appuyer davantage pour former des citoyens musulmans plus forts face aux discours radicaux.

Il y a eu également la création du Centre pour l’égalité des chances, qui a permis de considérer les discriminations liées à la religion, la promotion récente de politiques de diversité, etc. Si ces ajustements apparaissent peut-être toujours trop lents ou trop peu nombreux, il n’empêche qu’ils existent, mais qu’ils sont surtout trop peu connus.

Que ce soit par méconnaissance ou sur la base d’un projet idéologique contestataire à promouvoir, les imaginaires de la séparation, mobilisés par les uns et les autres, musulmans et non-musulmans, se renforcent actuellement en dépit des résultats positifs qui sont engrangés.

Société Police / Justice
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