Poutine ou le revanchisme russe
Plusieurs ouvrages analysent la politique russe conduite depuis que l’ancien officier du KGB est devenu l’homme fort du Kremlin.
dans l’hebdo N° 1396 Acheter ce numéro
L’intervention de la Russie en Syrie, après l’annexion de la Crimée et la crise ukrainienne, a brusquement – et brutalement – replacé le plus vaste pays du monde et son Président au centre de toutes les attentions, après des années de disgrâce, et parfois de mépris. Qui est vraiment Vladimir Poutine ? Quelle est son idéologie ? Quels sont ses objectifs ? Jusqu’où peut-il aller ? L’actualité de ces questions a suscité une avalanche de livres. Nous en avons retenu quelques-uns, de grande qualité. Le plus passionnant est sans doute celui de l’historien Jean-Jacques Marie [^1], qui propose d’abord un éclairage peu connu d’une perestroïka gorbatchévienne accélérée par la multiplication des grèves dans les bassins miniers. Ce qui a fait dire au journaliste Léonid Radzilovski, cité par Marie, que « la révolution frappait à la porte ». La fable d’une démocratisation généreuse du système est quelque peu mise à mal. Indispensable remontée dans le temps, car on ne peut comprendre Poutine sans une plongée dans la période qui a précédé sa venue au pouvoir, en 1999. La chute de l’URSS et l’ère Eltsine, quand « les bandits se sont emparés du pays », selon l’expression de la romancière Svetlana Alexievitch. C’est l’époque de la « thérapie de choc », inspirée notamment par l’économiste américain Jeffrey Sachs, et appliquée sans états d’âme par le Premier ministre russe Egor Gaïdar. La libéralisation totale des prix et les privatisations bradent le pays. En 1992, la hausse des prix est de 2 500 %. En trois ans, le PIB baisse de 34,6 %.
Un pouvoir brutal
Les oligarques et les mafieux s’enrichissent à milliards tandis que 33 % de la population sombrent au-dessous du seuil de pauvreté. Cette colonisation économique de la Russie s’accompagne d’une relégation dans le concert international. C’est donc un pays humilié dont hérite en 1999 un ancien officier du KGB, d’apparence timide et maladroit. Poutine va d’abord gérer cet « héritage encombrant » en garantissant l’impunité à Eltsine et à son entourage. Mais, c’est la question tchétchène qui va lui permettre d’asseoir son pouvoir. Une vague d’attentats attribués aux indépendantistes de cette république du nord du Caucase, mais dont Marie n’exclut pas qu’ils aient été une provocation du FSB (les services secrets russes), donneront prétexte à une féroce répression, avec toutes les caractéristiques d’une « guerre coloniale », note l’historien. La brutalité sera dès lors la marque du nouveau régime, à l’intérieur comme à l’extérieur. À l’intérieur, avec une véritable « criminalité d’État » qui a fait de nombreuses victimes parmi les journalistes trop curieux, les politiques récalcitrants, ou les oligarques trop puissants.
À l’extérieur, en Tchétchénie (mais est-ce « l’extérieur » ?), en Géorgie, en Ukraine et en Syrie, pour venir en aide à l’allié historique Bachar Al-Assad. Poutine, nous dit Jean-Jacques Marie, est obsédé, non sans raisons d’ailleurs, par la gestion des marges de l’ex-URSS. Il veut recréer une « ceinture de sécurité politique » face à un sentiment « d’encerclement américain ». Cette politique ne va d’ailleurs pas sans paradoxes. Poutine parle, un temps, de « partenariat » avec l’Otan. Il va jusqu’à ouvrir un bureau de cette organisation à Moscou.
Le retour de « la civilisation russe »
Mais il ne veut pas être un « junior partner » des États-Unis, et il admet encore moins que l’un des oligarques les plus puissants, Mikhaïl Khodorkovski, cède une partie de ses pipelines à des intérêts américains. Rapidement, la « poutinisation » de la Russie est en marche, comme l’analyse le politologue Jean-Robert Jouanny, auteur d’un ouvrage également très documenté sur les ressorts du pouvoir à Moscou [^2]. Il montre comment l’homme Poutine incarne sa politique, se montrant plus volontiers sur un tatami de judo, ou en hockeyeur, qu’un livre à la main. S’il n’y a pas, nous dit Jouanny, de « culte de la personnalité », il y a un véritable « culte de l’autorité » qui ne déplaît pas aux Russes. C’est à peu près le seul message délivré par Poutine qui n’est pas un idéologue, ni même un stratège, mais un tacticien « intuitif » qui sait puiser au gré des circonstances dans ses « réservoirs doctrinaux » que sont « le libéralisme, le réalisme et le pragmatisme ». Son revanchisme est aussi, à sa façon, culturel. Il présente volontiers l’Occident, selon Jouanny, comme un ventre mou, miné par le multiculturalisme et la « décadence morale », avec une « Europe qui néglige ses racines chrétiennes ». D’où une homophobie d’État, et une adhésion à la théorie du « choc des civilisations » bien utile lorsqu’il faut exalter le retour de « la civilisation russe ». Comme est indispensable le soutien de l’Église orthodoxe. Le patriarche Cyril 1er, « ancien agent du KGB », révèle Jean-Jacques Marie, n’a-t-il pas affirmé que « Poutine est un cadeau de Dieu » ?
Tout ce beau système fonctionne, du moins tant que la société s’y retrouve. Jusqu’en 2008, la hausse des prix des hydrocarbures, dont l’économie russe est largement dépendante, a permis une amélioration du niveau de vie. Mais la crise mondiale, puis la chute des cours du pétrole ont affaibli Poutine dans l’opinion. D’où la tentative, somme toute assez classique, de compenser ce déficit par un interventionnisme extérieur. C’est l’une des explications de l’annexion de la Crimée et de l’opération dans le Donbass ukrainien, selon le rapport Nemtsov [^3], une enquête que l’opposant, abattu dans une rue de Moscou en février 2015, n’a pas eu le temps de terminer. On met en évidence dans ce document une propagande russe convoquant l’histoire de la « Grande guerre patriotique » et la résistance au nazisme, avec le double objectif de disqualifier le soulèvement ukrainien et de renouer avec la gloire passée.
Un empire frustré
Il faut lire aussi le passionnant livre de Bertrand Badie, dont le propos est plus vaste, mais qui a le mérite de retourner le miroir [^4]. Poutine est d’une certaine façon, nous dit le politologue, un produit de l’Occident, de cette volonté d’accoler à la Russie une étiquette de « puissance vaincue » pour imposer au monde une « gouvernance occidentale ». Badie décrit la Russie comme un « empire frustré ». Il analyse le sentiment d’un peuple qui, « s’estimant libéré d’un ordre soviétique disparu de sa belle mort », n’a « aucune raison d’être “puni” par des puissances victorieuses ». Et Poutine se trouve, pour un temps au moins, en phase avec une partie de la population. D’où, nous dit Bertrand Badie, « une réaction de plus en plus féroce et déterminée de la Russie, prête à tout pour reconquérir son statut dans l’arène internationale ».
[^1] La Russie sous Poutine, Jean-Jacques Marie, Payot, 334 p., 22,50 euros.
[^2] Que veut Poutine ? Jean-Robert Jouanny, Seuil, 172 p., 16 euros.
[^3] Le rapport Nemtsov, préface de Marie Mendras, Solon/Actes Sud, 168 p., 17 euros.
[^4] Nous ne sommes plus seuls au monde, Bertrand Badie, La Découverte, 238 p., 13,90 euros.