Vingt ans après, le combat continue au Chiapas

Le mouvement zapatiste de libération nationale fait vivre ses structures indépendantes, en dépit des attaques dont il est toujours l’objet.

Françoise Escarpit  • 30 mars 2016 abonné·es
Vingt ans après, le combat continue au Chiapas
© Photo : ELIZABETH RUIZ / AFP

Le 16 février 1996, dans le -village de San Andrés -Larrainzar – Sakamch’en de los Pobres en langue tzotzil, le gouvernement mexicain et l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) signent un accord sur la culture et les droits indiens. Mais, en 2001, une loi vidée de son contenu sur l’autonomie et le territoire est votée par l’ensemble des partis politiques. En réponse à cette trahison, le mouvement zapatiste décide, en 2003, d’appliquer unilatéralement les accords en créant les caracoles (cinq communes autonomes)et les juntas de buen gobierno (JBG) [^1].

Nous sommes à Oventic, le caracol « Résistance et Rébellion pour l’humanité ». Dans la brume et le crachin du soir, se dessinent les contours de l’école, de la tortilleria [^2], de la cordonnerie et de la petite épicerie. Par un portail ouvrant sur le cœur du village -zapatiste, sortent des jeunes qui parlent de culture bio et du combat contre la rouille orangée du café. La grille principale est contrôlée par des hommes au visage couvert. Quand il n’y a pas de réunions ou de grands rassemblements, il est facile d’obtenir l’autorisation d’entrer.

Carlos est tzotzil. Enveloppé dans un poncho qui le protège de la pluie, le visage caché par son passe-montagne, il est chargé de la visite. C’est un jeune homme aux yeux souriants et aux explications précises. « Le caracol, c’est le centre » politique, administratif et culturel, avec la clinique, la maison des femmes pour la dignité, le collège, le siège des autorités, tous en bois et peints d’immenses fresques – maïs nourricier, présence du Che, de Zapata et de la vierge de Guadalupe. Sur les murs de l’école, on peut lire : « Dans les écoles autonomes zapatistes, on éduque les enfants à l’esprit d’une conception collective du monde ; notre -philosophie, c’est l’être humain comme partie de la nature. »

Menace touristique

La « mort » du sous-commandant Marcos

Le 24 mai 2014, dans le caracol de La Realidad, « Mère de tous les caracoles de la mer de nos rêves », était rendu un hommage à José Luis Solís López, alias Galeano, maître de la Escuelita zapatista, assassiné par des membres des partis Vert et Action nationale et de la Centrale indépendante d’ouvriers agricoles et paysans (CIOAC).

C’est là que le sous-commandant Marcos a prononcé son dernier discours : « Ceux qui ont aimé et haï le subcomandante Marcos savent aujourd’hui qu’ils ont haï et aimé un hologramme. Leurs amours et leurs haines ont été inutiles, ­stériles, vides, creuses… Le personnage a été inventé et maintenant nous, ses créateurs, hommes et femmes zapatistes, le détruisons… Nous pensons qu’il est nécessaire que quelqu’un meure pour que Galeano vive… C’est ainsi que nous avons décidé qu’aujourd’hui Marcos cessait de vivre… Et, finalement, ceux qui comprendront sauront que celui qui n’a jamais été ne peut pas partir et que ne meurt pas celui qui n’a jamais vécu. »

Désormais, sous le passe-montagne, vit le sous-commandant insurgé Galeano.

La route menant à Chenalhó, sinueuse et accidentée, traverse les hauteurs du Chiapas et sa misère : troupeaux de moutons noirs ou blancs, femmes et enfants transportant du bois… De la route, on ne voit pas Actéal. Seulement la Colonne de l’infamie (huit mètres de haut) du sculpteur danois Jens Galschiot, et des marches descendant vers le village. Sur la place, une halle-terrain de sport, entourée de croix de bois et de gradins. Dans un bâtiment de bois, siège le conseil de la société civile Las Abejas [^3], une organisation non-violente, en résistance mais non zapatiste. Puis l’église où, le 22 décembre 1997, 45 personnes furent massacrées par des paramilitaires. Et tout en bas, surplombant le ravin et la forêt, la chapelle dédiée à Notre-Dame-du-Massacre et à la mémoire des victimes. Sebastian raconte la division du village, où vivent, « plus bas, un groupe zapatiste et, tout en haut, ceux du Parti révolutionnaire institutionnel [PRI], parmi lesquels des paramilitaires toujours armés ». Sans cesse, il évoque le règne de Dieu qui les inspire, critique les partis clientélistes « qui achètent les plus pauvres », mais aussi les zapatistes « prônant la violence ». Il parle de l’impunité et de la libération des responsables du massacre, et d’un monde figé dans le souvenir de l’horreur, qui ne parvient plus à se projeter dans l’avenir.

Sur le site archéologique de Toniná, à deux pas d’Ocosingo, Memo, un jeune Tzeltal d’une vingtaine d’années, propose d’accompagner les visites. Son père a participé, avec une équipe française, aux premières fouilles du lieu, aujourd’hui menacé de privatisation. Il raconte sa vie entre milpa [^4], ruines et engagement. Dans le pré voisin, un panneau signale qu’il s’agit d’un territoire zapatiste dépendant de La Garrucha, le caracol – « Résistance jusqu’à une aube nouvelle ».

Le propriétaire du terrain où se trouve Tonina est zapatiste. Il est harcelé depuis plusieurs années pour vendre ses terres. Dans cette zone, la coexistence avec les éleveurs est source de violence. Du côté de Palenque, les zapatistes souhaitent que les fouilles archéologiques et la palme africaine n’entament pas la forêt. Dans la région des cascades, ils s’inquiètent pour les réserves d’eau douce et la biodiversité qui en dépend. Le Chiapas renferme en effet un tiers des réserves du pays, menacées par le développement du tourisme. Ils entendent gérer les ressources de leurs territoires et résistent, depuis des années, aux agences de voyages qui vendent le Chiapas zapatiste comme un produit touristique.

Décisions en commun

Depuis le 1er janvier 1994, cinq présidents ont tenté de se défaire de l’EZLN et du mouvement zapatiste. Ni l’option militaire ou paramilitaire ni la trahison ou la corruption ne sont parvenus à soumettre tzotzils, -tzeltals, chols, zoques, mames ou tojolabals. Au contraire, ces sans-voix réclamant liberté, justice, démocratie, la terre pour la travailler et le droit de vivre dans la dignité ont révélé une richesse créative insoupçonnée [^5]. En décembre 2012, 40 000 Indiens sans armes ont occupé par surprise, comme en 1994, cinq villes du Chiapas. En 2014, avec la Escuelita zapatista [^6], sans salle de classe ni tableau noir, ils ont convié des milliers de personnes à vivre cette expérience de « démocratie radicale », comme l’appelle l’historien Jérôme Baschet, qu’est l’autonomie zapatiste. En juillet prochain, ils invitent les artistes du monde entier à les rejoindre.

L’autonomie zapatiste, c’est le refus des programmes gouvernementaux. C’est la volonté de décider dans les assemblées ce qui est bon pour soi en matière de justice, de santé (deux domaines ouverts aux non-zapatistes), d’éducation, de production, etc. Et de réaliser ces projets avec les revenus du caracol, les donations solidaires et le travail collectif. C’est un bilan de plusieurs centaines d’écoles et collèges, cliniques, maisons de santé et 1 500 promoteurs de santé, ainsi que des avancées en matière d’autosuffisance alimentaire. Ce sont des coopératives vendant du café, du miel et de l’artisanat, et des ateliers de fabrication de chaussures et d’alimentation. Ce sont les véhicules acquis pour commercialiser les produits en évitant les coyotes [^7].

L’autonomie, c’est aussi affronter les problèmes qui affectent la vie sociale, alcool et trafic de drogue et de personnes, notamment, dès qu’ils se présentent. Le programme zapatiste prévoit également la rotation des charges (non rémunérées et pouvant être révoquées), de trois ans pour les autorités de JBG à une semaine ou quinze jours pour les autres responsabilités. Et surtout le mandar obedeciendo, commander en obéissant aux décisions prises en commun.

Harcèlement, agressions…

Faire vivre l’autonomie, c’est aussi le projet de l’université de la Terre-Cideci, en périphérie de San Cristobal de las Casas, un lieu étonnant où plane la mémoire d’Ivan Illich [^8]. Née en 1989, elle accueille trois cents garçons et filles de 12 à 25 ans, venus des communautés zapatistes – mais pas seulement – pour se former. Ils restent là le temps qu’ils jugent nécessaire, quinze jours ou un an, puis ils repartent chez eux. Pas d’examen ni de diplôme, mais une communauté d’entraide pour des apprentissages pratiques (ferme, boulangerie, mécanique, musique, art, informatique, ferronnerie…). Et des coopérations internationales pour aller au-delà. Elle accueille aussi les grands et petits événements zapatistes, comme le séminaire du jeudi soir où l’on vient parler d’actualité et d’expérience quotidienne. Un exercice d’écoute et de partage peu ordinaire.

Rien n’est pourtant facile pour le mouvement zapatiste plongé dans une guerre presque oubliée. Harcèlement, agressions, embuscades, assassinats… L’armée mexicaine et ses campements sont toujours là et les victimes toujours du même côté. Et malgré tout, jour après jour, tel l’escargot (le caracol, « je suis lent mais j’avance »), le mouvement zapatiste fait vivre un projet alternatif qui se renouvelle sans cesse en prenant appui sur son histoire et ses racines, et poursuit son combat frontal contre « l’hydre -capitaliste » [^9].

[^1] Conseils de bon gouvernement.

[^2] Où l’on fabrique les galettes de maïs, base de l’alimentation.

[^3] Les Abeilles.

[^4] Champ.

[^5] Entre autres, Rencontres intergalactiques, création du Conseil national indien (CNI), consultations nationales, marche Couleur de la terre, l’Autre campagne…

[^6] La petite école zapatiste.

[^7] Intermédiaires.

[^8] 1926-2002. Auteur d’Une société sans école. En 1961, il fonde à Cuernavaca, au Mexique, ce qui deviendra le Centre interculturel de documentation (1966-1976).

[^9] « La pensée critique face à l’Hydre capitaliste », séminaire du Cideci, du 2 au 9 mai 2015.

Monde
Temps de lecture : 7 minutes

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